Bellinzone et moi, on ne se connaît que depuis quelques heures, mais je l’aime déjà. J’aime ses rues larges et plates, le pan de montagne tellement raide qui rejoint ce plat, les couleurs des bâtiments d’âges divers mais toujours soignés et harmonieusement coordonnés, les magasins et les terrasses, les arbres et les palmiers qui font penser aux vacances, l’odeur des plantes le soir.

J’aime l’excellent repas pris dans le restaurant recommandé par mon collègue, le parfum de l’homme de la table d’à côté qui parlait un allemand compréhensible, à me donner l’illusion qu’un jour je pourrai enfin suivre des conversations dans cette langue qui me donne tant de fil à retordre au quotidien. J’aime les petits cours d’eau qui ne semblent presque pas avoir leur place dans une ville, le sentier rouge et blanc sur lequel j’ai posé mes souliers de marche pour digérer le tiramisu maison auquel je n’ai pas résisté. J’aime ses chats et ses châteaux. L’atmosphère calme d’un jeudi en début de soirée. J’aime l’allure de cette ville qui ressemble à ce que doit être une ville, cette ville où malgré mes quatre heures de sommeil et ma longue journée de travail je me sens détendue et sereine.

J’aime Bellinzone, même si j’ai toujours envie de dire “Barcelone” quand j’ouvre la bouche pour prononcer son nom. Un moment d’hésitation, à chaque fois. Mais c’est dire combien cette ville ne faisait pas partie de mon monde jusqu’à ce que j’y mette les pieds tout à l’heure en sortant du train. Je n’avais aucune idée à quoi m’attendre. Rien.

Je réalise que j’ai très peu d’imaginaire des lieux où je ne suis pas allée. C’est peut-être pour ça que j’ai relativement peu d’envies de voyager, d’aller dans des endroits que je ne connais pas. C’est pas que ça me rebute, mais plutôt que je suis incapable de me projeter, puisque dans mon esprit il n’y a aucun contenu rattaché à un nom.

Une fois sur place, toutefois, tout bascule. Je veux y revenir, alors que je suis à peine arrivée. Je veux y rester plus longtemps, une myriade de petits projets prennent forme dans ma tête, comme des bulles de savon dans un bain moussant en train de couler. Je pourrai remplir une vie avec Bellinzone, je me dis.

C’est marrant, parce qu’il y a peu de temps, j’expliquais à quel point je trouvais difficile de dire si “j’aimais” une ville. Est-ce que j’aime Paris? Londres? Genève? Vevey? Quand la ville est grande, déjà, on n’a pu en voir qu’une infime partie, et du fait la question est mal posée.

Et là, subitement, à peine quelques heures après mon arrivée dans une ville inconnue, je le sens: j’aime cette ville.

Je l’aime aussi parce que c’est le début de trois jours de vacances dont j’ai bien besoin. Parce que le risotto aux asperges était délicieux. Parce que j’ai pu, sur un coup de tête, décider de louer un vélo pour pédaler jusqu’à Locarno, demain, au lieu de prendre le train. Parce que les rues n’étaient pas trop pleines et pas trop désertes. Peut-être qu’à un autre moment ça n’aurait pas été le cas. Il y a une certaine contingence à ce qui fait aimer un lieu. Il fait chaud et beau et c’est presque l’été aujourd’hui. J’aurais pu être ailleurs pour profiter de ça.

J’ai aimé pouvoir grimper, grimper, en faisant un petit crochet en rentrant de mon repas, petit crochet d’une bonne heure au final, pour voir jusqu’où je pouvais aller sur ce pan de montagne auquel s’accrochent des maisons modernes de riches mais aussi des vieux bâtiments qui sont là sans rien demander à personne. J’ai aimé pouvoir transpirer et m’essouffler correctement pour la première fois depuis des mois, des mois de maladie, de blessures, d’absence de sport. J’ai aimé la douche que j’ai prise en rentrant dans ma chambre d’hôtel.

Tout ça me fait aimer Bellinzone. J’y reviendrai.