Quintus, étapes d’un adieu (2)
Quand j’exprime ici ma peine face à la mort à venir de Quintus, je mesure la chance que j’ai d’être entourée (pas par hasard) d’autant de personnes qui comprennent la peine de perdre un animal de compagnie, et l’immense difficulté de planifier sa mort.
Ne pas être reconnu dans sa peine ou sa douleur peut amplifier celle-ci. On le sait bien. Entendre “ce n’est qu’un chat”, on sait tous ce que ça nous fait. Exprimer sa peine a un sens si elle peut être reconnue, si on peut être rejoint par autrui dans ce qu’on vit.
Le deuil non reconnu isole; on se replie sur sa douleur, on se détache d’autrui car être incompris dans sa souffrance l’attise encore. Ce n’est pas pour rien qu’on a toute une collection de rituels sociaux autour du deuil, qu’on enterre ou incinère nos morts, qu’on se rassemble pour honorer leur mémoire, pour être en lien dans notre peine.
C’est ça qui est important: être avec. Non pas rassurer ou essayer de réconforter. On ne peut rien faire de la peine d’autrui, qu’en être témoin. La vidéo de Megan Devine dans les commentaires le montre à mon avis très bien. Il suffit d’être avec. C’est simple, mais pas toujours si simple, en fait.
La peine de l’autre vient souvent réveiller la nôtre. Il arrive, sans mauvaise intention, qu’on cherche en fait en rassurant l’autre à se rassurer soi-même aussi, avec nos valeurs et nos croyances, qui ne sont pas toujours celles de la personne en peine. Par exemple, parler à une personne qui ne croit pas en Dieu de paradis ou de vie après la mort, parce qu’on y croit, nous aide nous, mais risque de laisser la personne en deuil encore plus seule avec sa douleur – l’idée du paradis ne la réconforte pas du tout, puisqu’elle n’y croit pas.
Chacun fait comme il peut avec la mort. On est tous mal pris face à elle. On se débat un peu comme des moucherons prisonniers d’une toile d’araignée, on s’agite pour essayer de s’en sortir, et nos efforts secouent toute la toile, y compris les autres petits moucherons prisonniers.
Alors j’aimerais vous remercier. De me lire. De pleurer avec moi. D’être là. De me rejoindre dans ma peine. Elle est moins lourde à porter car je suis moins seule. Et ça, c’est le meilleur des réconforts.
Ce soir, j’ai peur de manquer de courage. Après une journée où j’ai senti très fort combien j’étais cotonnée dans le déni, j’ai fait un effort énorme pour me rappeler que dans 3 jours, peut-être 2, tout est fini. J’ai un rendez-vous. Ton rendez-vous avec la mort.
Ton poil est beau. Tu as quasi retrouvé ton autonomie “vitale”. Tu as récupéré de la stabilité sur tes pattes, même si ça reste fragile, comme ça l’était d’ailleurs déjà avant cette crise. Tu ronronnes, tu frottes ta tête contre ma main ou mon visage, tu me lèches la joue, tu fais un brin de toilette après ton repas.
C’est tellement dur. Si au moins tu déclinais! Mettre fin à ta vie me semble complètement abstrait.
J’ai peur de manquer de courage et de tout annuler, de te laisser survivre encore un peu, parce que c’est trop dur pour moi de te dire au revoir, adieu, parce que j’ai trop de mal à l’idée de t’endormir alors qu’en fait tu sembles l’avoir surmontée, cette crise, et que même si tu es affaibli tu restes “encore capable”…
J’ai envie de te garder encore un peu près de moi. Je sais, je vois ce qui va, pas ce qui ne va pas.
Je vois que tu manges, que tu bois, que tu utilises ta caisse, que tu arrives à te déplacer tout seul pour ces choses, que tu aimes ma présence et mes caresses, que tu es confortable sur ton dodo, que tu t’étires, que parfois tu te nettoies la patte ou le museau, que tu viens appuyer ta tête contre la mienne quand je la pose près de toi.
J’oublie de voir que tu ne cours plus, que tu marches avec peine, que tu trébuches en descendant tes petits escaliers sur-mesure. Que tu ne chasses plus, que tu ne vas plus dehors, que tu n’inities plus d’interaction ni avec tes congénères ni vraiment avec moi, que tu ne demandes plus à sortir, que tu n’appelles même plus le service d’étage. Que tu n’es peut-être maintenant plus capable de marcher jusqu’au balcon, que tu ne joues plus, que tu ne fais plus ta toilette mis à part quelques coups de langue symboliques, qu’aller à la caisse, tu arrives mais c’est un effort, que tout déplacement ou changement de position te coûte. Tu ne vois plus depuis longtemps, ton monde s’est rétréci, tellement rétréci qu’il ne se passe au final plus rien ou presque.
L’essentiel de ta vie est derrière toi. Ce que tu pourrais encore vivre n’est rien à l’échelle de la richesse de ta vie. Ce que tu avais à vivre, tu l’as vécu. C’est fait. Il ne reste que quelques miettes, et c’est pour ces miettes que je me torture, que je me dis qu’il faudrait peut-être attendre, ou ne pas attendre, et je tergiverse, un jour oui, un jour non, essayant d’écouteur mon coeur, et aussi ma tête, de faire le tri entre la sagesse et les propres peurs de ceux qui m’entourent, essayer de décider ce qui est mieux pour mon trop vieux chat et pour moi.
Juste là je ne sais vraiment plus. J’aimerais dire “allez, pas cette fois, tu as encore du temps”. J’ai peur de regretter d’attendre trop, j’ai peur aussi de regretter d’aller de l’avant avant de me sentir vraiment prête. Mais peut-être que mettre fin à la vie de mon doux compagnon est quelque chose pour lequel je ne me sentirai jamais prête. J’avais peut-être l’illusion que dans un processus lent, où l’on a des choix, j’aurais l’occasion de me préparer. Mais peut-être que ce n’est pas possible, et que je dois juste décider, et que cette mort sera pour moi aussi brutale que les autres, celles que je n’avais pas vues venir, alors même que c’est moi qui en aurai fixé la date et l’heure.
Ce soir, je me sens juste très, très perdue.
***
Clairement, il est “à son avantage” sur cette photo et cette vidéo, mais c’est ce que je vois et qui me rend la décision si dure… Faut-il attendre qu’il se dégrade encore et encore, et souffre clairement? Le chat cache sa souffrance, je le sais, je sais qu’il est perclus d’arthrose, que sa masse musculaire a fondu comme neige au soleil (il a perdu 250g lors de cette crise et je doute fort qu’il y ait un monde possible où il les reprendrait), qu’il est très diminué… Je ne sais vraiment plus, là. J’ai arrêté les perfs, je suis en train d’arrêter de le nourrir “activement” (autre que lui proposer sa gamelle ou le mettre devant, mais plus de seringue, et quasi plus de nourriture reconstitutive)… on est en train de revenir au “régime d’avant” côté soins… il est “juste” plus faible.
***
Franchement, là je comprends vraiment qu’on soit tenté de se tourner vers la “communication animale” (en laquelle je ne crois pas) pour y chercher un peu de certitude ou de réconfort, ou de vouloir croire que tout ne s’arrête pas avec la mort, que finalement mourir ce n’est pas si grave, c’est libérer son esprit pour rejoindre le Grand Tout (qu’importe comment on le conçoit)… à nouveau quelque chose en lequel je ne crois pas du tout.
Comme tout serait plus simple si je croyais que Quintus pouvait me “dire” ce qu’il veut, ou me réconforter de l’au-delà en me disant qu’il est dans un lieu meilleur! Comme ce serait plus simple et rassurant…
Mais ce n’est pas pour moi. Pour moi il y a l’incertitude, la solitude devant le choix, ma certitude que quand le corps s’arrête, l’existence cesse.
C’est clair que s’il mourait “de lui-même” cela m’épargnerait cette décision, mais d’une part je n’y crois pas (il n’a pas une maladie qui est en train de le tuer, si ce n’est “l’âge”, toutes ses maladies chroniques sont bien gérées et sous contrôle), et d’autre part je pense que si ça arrivait je considérerais que j’ai failli à ma mission de l’accompagner correctement dans ses derniers instants, en étant là près de lui, en faisant au mieux pour minimiser sa souffrance.
Je ne serai jamais prête, mais ma décision est prise. Ta qualité de (sur)vie n’est plus une vie. La vétérinaire viendra cet après-midi. D’ici là, je vais assurer ton confort autant que possible, et rester près de toi. ❤️
Il y avait du soleil, alors on est sortis un petit moment sur le balcon, que tu puisses humer l’air du dehors.
Je t’aime, mon p’tit vieux.
Tout doucement
Sans un bruit
Le vieux chat
Est devenu si léger
Qu’il s’est envolé.
Dans le cœur
De sa maîtresse
Un grand trou
En forme de chat
Lourd, si lourd
Qu’elle est clouée au sol.
Quintus (02.02.2001-14.12.2020)
Juste là je suis dans cette espèce de zone étrange, un peu irréelle, où j’ai mal aux yeux à force d’avoir tant pleuré, où la place de mon vieux chat au coin de mon lit est vide et froide, mais où je ne sens en fait pas grand chose. Je suis calme, un peu détachée, je sais que Quintus est mort mais c’est comme si “j’imprimais” pas.
J’essaie d’accepter d’aller avec mes mécanismes de défense. Ils sont là pour une raison. Il m’ont permis de profiter d’un excellent repas que je me suis fait livrer. Ils vont me permettre de dormir. Ils me permettent, alors que je peine à accepter l’énormité de ma perte, de fonctionner un tant soit peu.
Alors je ne lutte pas, je suis le mouvement.
J’ai eu très vite envie de ranger un certain nombre de choses liés à Quintus. Lors des décès de Bagha et Tounsi, j’ai pris mon temps pour faire disparaître les traces de leur vie dans mon quotidien. Je suis du genre à y aller doucement. Mais là, vu l’importance des aménagements faits pour Quintus dans notre espace de vie, j’avais besoin de reprendre un peu pied dans “mon” appart. Alors j’ai rangé les tapis chauffants, déplacé deux-trois gamelles, mais surtout mis au bout du lit l’escalier qui longeait ma table de nuit et m’obligeait à crapahuter via le pied du lit pour y monter. Quintus étant aveugle, je devais me plier à ses habitudes si je ne voulais pas qu’il se blesse. Ça fait très bizarre, ce nouvel “aménagement” autour de mon lit.
Oscar est installé sur le lit, couché contre mon pied, alors que j’écris. Depuis janvier ou février, Oscar passait ses nuits dans le salon (sa résidence initiale) pour que Quintus puisse manger correctement durant la nuit son régime spécial pour vieux chat malade. Ça aussi, ça change.
Je pensais qu’en me préparant, en sachant d’avance la date et l’heure, ce serait plus facile. Mais ça ne l’est pas. C’est même pire que d’être au pied du mur et n’avoir pas le choix, face à un animal qu’on aime qui souffre visiblement et est proche de l’agonie. Depuis 10 jours, le poids de cette décision à prendre m’écrasait, et j’oscillais entre espoir et douleur, doutes et culpabilité. Tout ça s’est envolé avec Quintus. Je me sens libérée. Mais je n’ai pas moins mal, en fait, d’avoir perdu mon chat.
Même si l’effet de sidération est moins fort que face à une mort inattendue et brutale, il demeure. Il y a quelque chose dans la mort qui nous échappe, du moins qui m’échappe, qui est impossible à conceptualiser. Comme ces trous dans le réel qu’on rencontre parfois dans les histoires fantastiques, ces espaces au bord du monde qu’on n’arrive simplement pas à regarder tellement ils ne sont pas là.
Je vais donc accepter cette légère sidération. Quintus n’est pas là, mais émotionnellement c’est comme si ce n’était pas définitif. Ça, je pense que ça se corrigera avec le temps. Je sais que les jours à venir ne vont pas être drôles. Mais je suis reconnaissante de pouvoir respirer un peu, au moins quelques heures, au milieu de ce gros temps émotionnel.
Aujourd’hui est bien moins pire que ce que j’imaginais. Je suis épuisée, je suis triste, évidemment, mais ce qui domine c’est le soulagement.
Quand Bagha puis Tounsi sont morts, j’avais eu une peine immense à ranger leurs affaires. Il m’avait fallu du temps. Tranquillement. Je pensais qu’il en serait de même maintenant avec Quintus. Mais en fait non, pas du tout.
J’ai réalisé en rangeant que l’essentiel de ses “traces” dans notre lieu de vie partagé, ce sont des traces de sa maladie, de sa vieillesse, de son déclin. L’escalier pour accéder au lit, le long de ma table de nuit, et le pouf à côté pour le rattraper s’il se ratait, ce n’était pas du tout pratique pour moi. Mais il devait être là, car Quintus s’attendait à le trouver là, et si je l’avais déplacé, il serait tombé du lit en voulant descendre. Il y a plein d’exemples comme ça.
J’ai aimé ce chat de tout mon coeur. C’est un amour qui venait avec son lot de contraintes. Des aménagements pour tenir compte de sa cécité et de ses problèmes de mobilité. Des médicaments à donner. Le séparer d’Oscar pour la nuit afin qu’il puisse se nourrir au mieux. Passer chez le vétérinaire presque toute les semaines (sans lui, heureusement). Être limitée dans mes déplacements et mes absences. Avoir peur, depuis des années, qu’il lui arrive quelque chose, que le mois prochain ce soit la fin, être peinée de son déclin. Et ces dix derniers jours, la douleur et l’angoisse quotidienne de vouloir faire au plus juste pour sa fin de vie.
Je ne regrette rien. Il a été un merveilleux compagnon, et méritait le temps et l’énergie investis pour adoucir ses vieux jours. Mais l’essentiel de sa vie, ce n’est pas ces quelques dernières années où il était en permanence “sur le fil”. En allant regarder des anciennes photos, j’ai repris conscience à quel point il était devenu l’ombre de lui-même, mine de rien. Il était toujours là, toutefois: le mois passé encore, il me sommait d’un miaulement rauque (“service d’étage! y’a quelqu’un?”) de venir près de lui une fois arrivé sur le lit. Tant que la température le permettait cet automne, il mettait le cap sur le balcon dès mon lever, et j’avais intérêt à avoir ouvert la porte, et Oscar avait intérêt à ne pas s’être installé sur “son” bout du canapé.
Je suis triste et il me manque, mais je ne suis pas en désespoir. J’ai la conscience tranquille d’avoir fait tout au mieux. Il a vécu une belle et longue vie, d’abord avec Aleika, puis avec moi. Une vie de chat, qui sortait, qui grimpait aux arbres, chassait, se frittait avec ses congénères, comme en témoignent ses oreilles. Une vie de chat qui ronronnait sur les genoux et sur l’oreiller, qui avait une confiance totale en l’humain, qui a été capable de créer un lien fort avec Tounsi alors même qu’il n’était plus tout jeune, qui a été une super nounou pour trois chatons orphelins. Un chat beau et doux, tolérant mais avec les idées bien arrêtées, qui a vécu dans deux pays, qui montait au chalet et faisait la sieste comme personne, que ce soit dans les fourrés, sur le canapé, ou sur la tête de quelqu’un dans un lit.
Je crois que je suis aussi en paix qu’on peut l’être en pareille circonstance. Merci à vous tous pour votre présence, pour les échanges, pour les mots gentils. J’ai été bien entourée et c’était précieux.
Quintus, étapes d’un adieu (4)
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