Quintus, étapes d’un adieu (1)
Quintus est allé manger dans sa gamelle trois fois cette dernière heure. Son sachet de nourriture habituelle. Il descend du lit par l’escalier, même s’il est faible sur ses pattes, et remonte se mettre sur son dodo avec le coussin chauffant.
Quand j’envisageais les scénarios pour la suite, aux moments les plus sombres, je me disais que la seule situation où je pouvais envisager de “continuer” mardi et au-delà c’était s’il était autonome pour manger, boire, aller à la caisse et maintenir sa température. Car même si je rentre à midi, s’il ne gère pas ça, c’est juste pas possible.
A croire qu’il m’a entendu. Je suis très désarçonnée et déboussolée. Cette nuit je croyais honnêtement qu’on l’endormirait cet après-midi. Durant la journée le doute a grandi, mais je n’imaginais pas du tout qu’il mangerait aussi bien.
Je me retrouve comme devant un gouffre. Cela fait deux jours que je me projette dans une euthanasie. Pas tant “si” que “quand”. Un peu de “si”, mais surtout du “quand”. Le bon moment pour lui et pour moi. J’ai pleuré, pleuré, essayé d’imaginer mardi sans lui, un autre équilibre pour ma vie, senti aussi la part de soulagement qu’il y aurait pour moi à être libérée de ma peur constante de le perdre, de la charge que représentent les soins – même si je le fais évidemment de bon coeur.
Et là… peut-être qu’on repart “comme avant”. Ce n’est pas la première fois qu’il nous aura fait le coup, de revenir des portes de la mort. Je pensais qu’il avait épuisé ses 9 vies, mais visiblement non. Evidemment tout peut encore dégringoler cette nuit… mais vu la tournure que prend ce soir, j’en doute. Son poil est joli. Il n’a même pas vraiment perdu de poids, même si c’est artificiel, car il a eu des perfs. Il lève bien la tête et me regarde quand je l’appelle.
C’est vraiment dur, ces désespoirs et espoirs. De plonger dans la tristesse du deuil et finalement “ah ben non, ce sera pour la prochaine fois”. Non que j’aurais préféré que ce soit “cette fois”, j’aime ce chat de tout mon coeur et je chéris chaque jour de plus que j’ai avec lui. Mais c’est dur, bon sang. J’ai l’impression d’être dans une lessiveuse émotionnelle: à fond dans un sens, puis à fond dans l’autre.
Je me souhaite une nuit paisible. Quant à lui, soit il gère sa nuit, soit il ne la gère pas: il y a là une croisée de chemins qui n’est pas entre mes mains.
Cette nuit j’ai dormi. Toi, tu n’as pas mangé autant que j’aurais espéré. Je ne suis pas sûre que tu aies mangé, après hier soir. Mais tu as utilisé ta caisse, tu as maintenu ta température, tu n’es pas resté au froid sur le parquet.
A un moment donné, tu t’es agité – peut-être as-tu simplement raté la marche en voulant descendre du lit ou te retourner. Je t’ai pris sur moi, tu es resté longtemps, immobile, chaud.
Je t’ai dit que c’était OK, que tu pouvais arrêter de te battre si tu en avais assez, que j’étais prête à te laisser partir. Je t’ai dit ça pour moi plus que pour toi. Je ne crois pas que tu comprends mes paroles, mais je sais que les dire change mon état intérieur, et qu’à travers notre lien, mon état intérieur a un impact sur toi.
J’ai pensé que ça pourrait être la fin. Tu respirais peut-être un peu vite, mais surtout, tu restais sur moi sans t’en aller, tout mou sous mes mains.
Enfin, tu as bougé. Tu t’es posé sur le lit à côté de ton tapis chauffant. J’ai mis ma tête contre la tienne, je t’ai dit encore des paroles que tu ne comprends pas mais qui m’ont fait du bien. Tu as frotté ta tête contre la mienne, puis contre mes doigts, tu as léché mon nez “comme d’habitude”, et ronronné un peu.
On me dira que c’est un message, que tu veux me dire quelque chose. Je n’y crois pas, dans ce sens. Je pense que tu exprimes ton état, pas que tu communiques avec intention. Et certes, l’état que tu exprimes, c’est un message pour moi: tu es encore là, il te reste un peu de goût à la vie, même si c’est surtout celui de mon nez.
Alors on verra ce que ce jour amène. Si on repart pour un tour, ou si ces dernières 24 heures n’étaient qu’un petit “mieux mais pas assez” avant de se dire adieu pour de bon.
Une journée un poil plus sereine aujourd’hui. Je suis épuisée émotionnellement. A un certain niveau, je n’en peux plus et j’aimerais que ça s’arrête. Les petits progrès de hier sont encore là, dans l’ensemble. On a une certaine stabilité. Mais elle n’est pas suffisante. Elle ne permet pas une vie durable.
J’ai fait le point ce matin avec mes vétérinaires. Il y a un mieux, alors on continue encore quelques jours ce qu’on a fait jusqu’ici, pour lui donner une chance.
Mais le problème de fond ne s’en ira pas: Quintus est vieux, très vieux, trop vieux même. Son corps est usé. Si on surmonte cette crise, il y aura la prochaine. Et la suivante. Et la suivante. Et il ne faut pas se leurrer, à cet âge-là se retrouver aux portes de la mort ne rend pas plus fort.
Il était déjà tellement frêle.
Je regarde ses pauvres vieilles pattes qui ont encore fondu. Son poil reste joli (il a un pedigree mine de rien, il faut assurer!) et il reste quand même un peu de chat sous la main quand on le caresse, mais à quoi bon si ses pattes ne le portent plus? Et juste là, mis à part l’appétit peu présent (il remange, mais ça ne veut pas dire qu’il mange assez pour se maintenir), le gros souci c’est sa faiblesse. Difficile de se nourrir correctement quand c’est trop fatiguant de se tenir devant le bol pour manger.
Alors on se donne quelques jours. Un peu pour lui, surtout pour moi, j’en ai conscience. Quelques jours pour voir si on revient en arrière, si on stagne, ou si on progresse. Dans les deux premiers cas la réponse sera claire: on va s’arrêter. Dans le dernier… il faudra voir jusqu’où: pourra-t-il récupérer une qualité de vie acceptable? J’en ai des gros doutes.
Les chances sont minces, vous voyez, même s’il y a un peu de répit.
J’ai tant de mal à accepter la mort. Déjà ça, c’est dur. Mais ce que je n’avais pas vu venir, c’est à quel point elle peut tourner autour du pot. Alors que j’écris ces lignes, tentant de me projeter dans les jours qui viennent où je vais certainement me retrouver sans lui, après avoir dû décider “c’est maintenant”, le voilà qui s’étire confortablement comme il en avait l’habitude, dans son demi-sommeil, serrant ses pattes avant contre lui autour de son museau, tendant les pattes arrière. Quelque chose qu’il n’a pas fait depuis des jours. Ces petites choses qui me font penser qu’il est de retour, qu’on va pouvoir continuer notre petite vie comme avant, après tout, cette grande frayeur passée comme les précédentes. Un déni confortable qui me permet de souffler un peu, mais dont je dégringole rapidement.
Après vous avoir emportés avec moi tout ce week-end, je voudrais vous épargner un peu les ascenseurs émotionnels. C’est déjà assez dur à vivre comme ça, sans encore le poids de les infliger à tant de belles personnes qui m’entourent. Cela ne veut pas dire que je vais cesser d’écrire ou de vous dire comment vont les choses. Mais peut-être pas quatre fois par jour. On verra.
En ce moment Quintus dort confortablement sur son coussin chauffant, moins comateux et plus endormi. Il a mangé un peu par lui-même, je l’ai aidé pour le reste, il a eu sa perf et ses médics indispensables. Il a passé du temps entre mes jambes tout à l’heure, a donné quelques coups de langue à une patte avant. Sa température semble s’être stabilisée, sa glycémie aussi. Ce matin, par contre, il a refait pipi sur le linge qu’il occupait. Il ne mange pas assez bien par lui-même. Il est très faible et se déplace avec peine.
J’ai la chance demain qu’une adorable personne vienne veiller un peu sur lui pendant que je travaille. J’aimerais être libre de rester avec lui ces quelques jours, mais la vie a ses contraintes. Il faut faire avec, ça je l’accepte.
C’est juste la mort qui m’emmerde vraiment.
Aujourd’hui je peux presque faire semblant que ma vie est normale. Presque.
Quintus ne dégringole pas. Il progresse même un peu. C’est le scénario le plus compliqué. Jusqu’où garder de l’espoir? Combien de temps donner avant de conclure qu’il ne retrouvera pas une qualité de vie suffisante, quel que soit le temps supplémentaire qu’on pourrait lui donner?
Je retrouve un peu mon vieux chat. Il est plus alerte. Ses positions couché sont plus normales. Mais la mobilité… Il est encore trop faible.
Aujourd’hui je prends un peu congé et je me dis que voilà, je n’ai pas besoin de trouver de solutions aujourd’hui. J’essaie juste de profiter du temps avec lui, sans trop penser.
Je ne veux pas te laisser partir. Pas du tout. Je refuse d’accepter la mort. Quelque part, au fond, je pense que si je refuse assez fort, je gagnerai.
Mais la mort gagne toujours. Elle est là, au bout du chemin, quoi qu’on fasse.
Et elle est là au bout de ton chemin, pas très loin d’aujourd’hui.
Le problème c’est que je ne veux pas. Et encore moins alors que tu as un peu remonté la pente. Je m’accroche à l’espoir, comme si remonter cette pente pouvait te rendre immortel. Je m’accroche très fort, parce que si je ne lâche rien, je n’ai pas besoin de regarder la mort. Ce qu’on ne voit pas n’existe pas!
Mais elle est là, tout près, incontournable. Elle t’attend, et moi je ne suis pas prête. J’étais prête, pourtant, à un moment donné. Puis non. Puis oui de nouveau. Puis non. C’est compliqué, l’acceptation.
Je te regarde là couché près de moi, ton poil joli mais tes jambes creuses, ta si belle tête même si tes moustaches pendent un peu dorénavant.
C’est d’autant plus dur que tu es bien vivant. Mais quelle vie? Que reste-t-il de ta vie de chat, qui courais dans le jardin, grimpais aux arbres, montait d’autorité sur mes genoux, faisais tes griffes sur l’arbre à chat, houspillais la jeunesse féline qui te manquait de respect, nounoutais les chatons orphelins?
Certes, tu manges, tu n’as peut-être pas perdu toute envie de vivre, mais ce n’est plus juste que tu boites en montant et descendant les escaliers du lit: c’est tout un effort, toute une galère, c’est vraiment devenu dur pour toi.
Et je ne veux pas te faire subir ça… Donc la solution est de faire en sorte qu’il n’y ait plus de toi. Je comprends tellement pourquoi on tient à notre croyance en une vie d’après. Ça rend tellement plus simple l’idée de la mort. Ce n’est pas le passage de l’existence à la non-existence, c’est juste un passage entre un état où l’on souffre et un autre état où tout va bien.
J’ai toujours dit que l’euthanasie était le dernier acte d’amour pour nos compagnons à poils (ou à plumes… écailles…). Le problème c’est que c’est un acte par lequel on prive cet amour de sa destination. Le deuil, c’est de l’amour qui n’a nulle part où aller. Et donc cet amour, qui nous fait dire “c’est fini, ta vie doit s’arrêter, car la faire continuer est pire que de l’arrêter”, cet amour est lui-même la source de son propre désancrage.
Ce serait plus facile de faire ça pour toi si je croyais que d’une façon ou d’une autre, tu serais encore là pour bénéficier de ce geste qui me coûte tant. Je le fais pour toi, pour qu’il n’y ait plus de toi. Et ça, ça a quelque chose de paradoxal que je n’arrive juste pas à concevoir. Pourtant, c’est ce qui va se passer. Lundi, ou mardi. J’ai commencé les démarches. Et juste là, je suis inconsolable.
Quintus, étapes d’un adieu (3)
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