Il y a deux ans jour pour jour que Monique est décédée. Elle me manque. Ce-dessous, les notes sur lesquelles je me suis basée pour dire quelques mots lors de sa cérémonie d’adieux. Je voulais les partager plus tôt – mais c’était trop dur, puis trop tard, puis pas le bon moment. Les voici donc enfin.
“Je m’imagine que l’après est dans nos cœurs, notre mémoire, nos souvenirs et dans ce qui a été échangé, transmis et ce que nous avons gardé émotionnellement…”
– Monique, le 12 août 2023
Nous y sommes, dans cet après, où Monique est dans nos coeurs, notre mémoire, etc…
Et je sais que pour chacun d’entre nous, il y a eu au fil des années de quoi remplir nos coeurs et faire des souvenirs.
J’aurais voulu pouvoir composer un beau poème pour Monique, à la hauteur de combien elle était une belle personne. A défaut de ça, j’aimerais lui offrir – et vous offrir – ce qu’il y a aujourd’hui dans mon coeur et mes souvenirs grâce à elle.
Les premières fois, il y a plus d’une vingtaine d’années: une gentille personne qui commentait sur mon blog, avant que je sache qui elle était – mon instant de surprise quand j’ai compris que Monique qui commentait sur mon blog n’était pas là par hasard.
Un amour partagé des chats (elle avait un faible pour les chats noirs), des animaux en général, des plantes et de la nature, de l’humain et de son fonctionnement.
Grâce à Monique j’ai chez moi un élevage d’orchidées assez conséquent.
Le temps passé à regarder l’aquarium et parler de ses poissons, les visites du jardin.
Fripouille en pension chez moi et toutes nos discussions de chats, les miens et les siens quand elle en avait encore.
Des après-midis à faire du foie gras maison ou du chutney aux coings.
Son esprit positif, enthousiaste, optimiste, souriant, généreux et bienveillant. Sa si grande capacité à s’émerveiller.
Des heures de discussions autour de la table ou sur la terrasse à Le Vaud, au téléphone, ou ailleurs.
Monique était sage, à l’écoute, en lien.
Généreuse – elle pensait aux autres, sans toutefois s’oublier elle-même, j’admirais beaucoup ça chez elle, sa capacité à dire autant oui que non.
Je repartais d’ailleurs rarement les mains vides de chez elle et mon père.
Sa générosité pour l’association de mon amie Céline, qu’elle a soutenue, à qui elle a rendu visite, et avec qui elle s’est liée.
Sa générosité aussi à prendre les gens comme ils étaient.
Son amour des jolies choses, des myriades d’objets chacun soigneusement choisi, chéri et placé quelque part dans la maison.
Nos vacances en Inde et en Espagne.
Les beaux tissus, indiens entre autres, les habits donnés, dont certains sont encore dans mon armoire et portés. Parmi les jeans préférés que j’ai eus, de toute ma vie, il y en avait qu’elle m’avait donnés.
Des plantes pour mon balcon.
Les sorties en bateau.
Les bons conseils/tuyaux: habits chez Marks & Spencer en Angleterre.
Les bijoux, d’Inde ou d’ailleurs.
Les expéditions et les trésors de la déchetterie, dont de nombreux puzzles.
Sa façon très délicate, jusque dans notre dernière discussion, d’amener une question ou un sujet un peu personnel – jamais intrusive.
Je sais qu’il y a encore d’autres choses cachées dans mon coeur, qui feront surface dans les jours, semaines, mois et années à venir. Et dans les vôtres aussi.
Mais avant tout, ce que je garde de plus précieux, c’est la chance que j’ai eue d’avoir dans ma vie, grâce à mon père, une magnifique personne comme Monique, sage, généreuse, chaleureuse et optimiste – facile à aimer et si difficile à perdre.
Merci Monique.
Un oiseau se pose sur une branche Un chat passe dans le jardin Tu souris de Svalbard jusqu’au Kerala
La vie fait semblant de reprendre son cours. Le quotidien semble normal, les émotions retombent.
Et soudain, comme quand on réalise que dimanche soir est déjà là et que le week-end n’a pas suffi avant de reprendre le travail, ça remonte, les larmes, tout.
Tu n’es bel et bien plus là, partie pour de bon, j’ai vu ton cercueil descendre en terre, je repense à toute la douleur additionnée des personnes qui étaient là pour te dire au revoir, et toutes celles encore qui n’ont pas pu être là mais qui n’en ont pas moins pleuré, et pleurent encore.
C’est le réveil du mauvais rêve au matin, dont on réalise après un bref instant qu’il n’est justement pas un rêve, mais le réel. Un réel tellement irréel qu’il a la texture du rêve, parce qu’on ne peut faire autrement que de le garder à distance – si intense qu’il nous renverse à terre à chaque fois.
J’essaie d’imaginer ton dernier jour, ta dernière heure. Ta dernière semaine, ces échanges qui semblent si incompatibles avec ton départ. J’essaie mais j’échoue. J’essaie de comprendre, et des fois je crois que j’arrive, puis je n’arrive plus. Il y aura toujours quelque chose qui m’échappera, parce que le sens du chemin que tu as pris, il était visible pour toi, et je n’ai pas tes yeux, je ne suis pas toi.
L’altérité irréductible de l’autre.
Nos échanges vont me manquer. On aurait pu parler de ça. De ce qui fait une personne et ses possibles. Ses impossibles aussi. Ton énergie et ton esprit positif également, ils vont me manquer. Mais en le disant, l’impossibilité de réconcilier ça avec le désespoir implicite que tes actions ont crié plus fort que n’importe quel mot me laisse bien désemparée.
Je fais de mon mieux pour ne pas arroser mes regrets. Je tourne le pot dans lequel ils essaient de pousser pour les mettre face à l’avenir plutôt qu’au passé, et ils se transforment en tristesse. Le regret n’est qu’un masque, qui tombe quand on comprend qu’il n’est que le reflet de l’impossibilité future.
Que c’est futile, au fond, de regretter une chose pas dite, un appel pas fait, une rencontre pas organisée, une chose pas entendue, quand la mort signe un “jamais plus” pour tout l’avenir – une myriade de mots, de gestes, de sentiers de montagne, de rires pour des bêtises, de moments d’échange profonds, de tout ce qui fait une vie et qui ne sera tout simplement pas, encore et encore, chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année qui passe. Le masque du regret est bien trop petit pour obscurer tout ça.
C’est si dur, l’absence définitive.
Parfois je voudrais presque, sans le vouloir vraiment, la consolation qu’apporterait la croyance en un après ou un ailleurs. Sans le vouloir, parce que je suis bien au clair sur ce que je crois, et surtout ce que je ne crois pas. Vouloir cependant, parce que ça ferait moins mal. C’est quelque chose que tu aurais compris, j’en suis sûre.
Demain le jour sera un peu plus gris, même si la vie fait semblant de reprendre son cours, parce que je me réveillerai demain matin sans pouvoir croire que c’était un mauvais rêve.
C’était à l’AFVAC en 2022, à Marseille. Audrey nous avait présentées. “Vous habitez les deux Lausanne!” Dans mon souvenir, qui n’est peut-être pas la réalité, on a commencé à parler et on ne s’est plus arrêtées, enfin si quand même, parce qu’il fallait aller assister à telle ou telle conférence ou retrouver telle ou telle personne. Pour moi en tous cas, un coup de foudre et de coeur amical.
On s’est revues après ça, assez vite. Pour discuter, pour skier, pour randonner, pour se voir. On s’appelait, “on fait pas long cette fois, promis”, et six heures après on y était encore.
J’aimais son enthousiasme qui me faisait penser au mien, son énergie, sa curiosité concernant le monde, son amour de la nature et des animaux, son écoute, sa disponibilité et sa bienveillance, son ouverture à se remettre en question, sa capacité à se positionner clairement aussi.
Notre amitié était encore jeune, mais je me réjouissais de la voir grandir et de nous accompagner dans les décennies à venir. Elle comptait pour moi, pas juste parce que Delphine était la belle personne qu’elle était, mais aussi, à titre un peu plus “égoïste”, parce que Delphine et moi partagions beaucoup d’intérêts et de valeurs. Au-delà de la qualité du lien, l’étendue des domaines de la vie qui comptent pour nous et qu’on a en commun avec l’autre jouent un rôle important.
Avec Delphine, j’avais une amie qui comme moi aimait les animaux et le vivant, les sports en plein air, la région dans laquelle nous vivons, ses montagnes et ses lacs, était une féministe engagée (plus que moi probablement d’ailleurs), s’intéressait avec finesse à la santé mentale, de façon générale et aussi plus personnelle, à comment fonctionne notre cerveau et notre société, à l’approche systémique à laquelle je me formais, qui adorait le podcast Meta de choc, avec qui je pouvais “geeker Diabète Félin” et comportement félin, dont le cerveau entrepreneurial et peut-être même hyperactif fourmillait d’idées et de projets, et qui s’arrêtait aussi en randonnée pour regarder les fleurs.
Evidemment qu’il y avait des choses importantes que nous ne partagions pas, je pense par exemple à la musique et la peinture, au fait qu’elle avait un chien et moi un chat. Nos parcours de vie tentaient de panser des blessures différentes, aussi. Mais pour moi, en tous cas, c’était déjà beaucoup.
Delphine faisait également partie des personnes qui arrivaient à être là pour moi, assez spontanément. Pour vous qui me connaissez, vous savez que ce n’est pas rien, ça.
Ma tristesse pleure à tellement d’étages.
La perte d’une jeune femme bourrée de qualités et de ressources, pleine de potentiel qui ne verra jamais le jour. La perte d’une personne qui mettait du soleil dans ma vie juste en état là. La perte d’un lien qui comptait pour moi et en l’absence duquel je me retrouve appauvrie, fragilisée. La perte d’envies et de projets communs qui ne seront jamais réalisés.
Mais c’est aussi le deuil de ce qui peut encore me rester comme illusions qu’il y aurait une justice dans le monde, qu’être entouré, aimé et soutenu devrait être assez pour s’accrocher à la vie, qu’on peut “faire une différence qui fait la différence” dans la vie des gens, que l’on devrait pouvoir percevoir le poids de la souffrance que porte l’autre avec lequel on est en lien, voir à travers les sourires et les paroles solides, qu’on devrait pouvoir “sauver les autres malgré eux”. On ne peut pas. On ne peut pas.
J’ai des regrets. C’est normal les regrets, et avec le temps, il s’agit de les lâcher. Un vieux sage m’a dit un jour “les regrets, c’est utile si ça sert à faire autrement à l’avenir; sinon il faut les laisser”. Mais les émotions et la tête sont parfois en décalage, et comme on le sait, les émotions gagnent toujours.
Le regret le plus présent, bizarrement, mais peut-être pas, en fait, est un regret qui peut sembler très superficiel: c’est que Delphine n’aura jamais rencontré Juju. Elle aurait aimé Juju. Ce regret a du sens, car ce sont les chats qui nous ont rapprochées, et aussi parce qu’elle avait suivi de près l’histoire de Juju, depuis le début jusqu’à maintenant. Elle avait pris du temps avec moi au téléphone, très généreusement, pour me conseiller et me soutenir quand je croulais sous le stress de cette responsabilité imprévue dont je n’avais pas vraiment pris la mesure, que je me torturais à ne pas savoir quelle était la meilleure décision à prendre pour ce chat que j’avais sur les bras. Après tout ça, elle ne l’aura jamais caressé, jamais gratouillé, jamais eu sur les genoux à ronronner. Un chat qui ronronne, c’est une petite chose de la vie, justement de celles auxquelles Delphine était sensible.
J’ai d’autres regrets aussi, évidemment, les randonnées que nous ne ferons pas, de n’avoir pas fait de via ferrata ensemble (alors qu’elle m’avait prêté son matériel en 2023 pour que je m’y remette), de ne pas avoir l’occasion d’accompagner ses progrès à ski, de ne pas voir sa clientèle se développer en Suisse, le bivouac qu’on avait prévu mais que ma santé ne nous a pas permis de faire. On avait évoqué, un peu en l’air, de partir en vacances aux Îles Féroé. Mais plus sérieusement, de partir en vacances ensemble, à l’occasion. Ses projets de vie ont repoussé la concrétisation de projets dans ce sens, et ils resteront à tout jamais à l’état d’idée, dans le giron de cette belle amitié trop courte, en compagnie de toutes ces autres choses auxquelles on avait même pas encore eu le temps de penser.
Je regrette aussi, infiniment, que nous n’ayons pas plus échangé sur un aspect douloureux de nos parcours de vie respectifs, que nous partagions d’une certaine façon, même si nous n’étions pas – la décennie qui nous sépare peut-être – au même endroit par rapport à ça. Je le regrette, et dans mes regrets il y a des “et si je…?”, mais je leur dis à ces “et si”, que dans une relation on est deux, et que si on n’en a pas plus parlé, ce n’est pas tout sur mes épaules. On peut être là pour l’autre, on peut tendre la main, mais on ne contrôle pas plus – et on n’a pas à juger non plus ce qu’a fait ou pas fait l’autre, car nous ne sommes pas en lui, nous n’avons pas toutes les clés, nous ne pouvons pas véritablement “comprendre” ce qui l’anime.
Accepter cette impuissance fait vraiment mal.
Delphine, tu vas énormément me manquer. Tu me manques déjà, tu sais. Ces derniers jours, j’ai voulu t’envoyer mes “trois bonnes choses” de la journée comme nous le faisions ces dernières semaines. Je retourne dans ma tête ces “bonnes choses” que tu as partagées avec moi, qui témoignaient des liens forts et nourrissants dans ta vie, d’un avenir qui se dessinait et se construisait, de moments de vie et de lumière, alors même que peut-être ta décision était déjà prise. J’essaie de réconcilier les deux mais je n’arrive pas. Comment peux-tu me parler de ta voisine qui distribue tes cartes de visite pour te faire connaître le mardi soir, et n’être plus là 24 heures plus tard? Je n’arrive pas. C’est pas possible.
Je me dis que j’aurais dû plus vite te relancer pour te voir, toi qui avais repris contact juste deux semaines avant que tu disparaisses. Mais il n’y avait pas d’urgence, l’urgence était ma convalescence et mon repos, on aurait le temps plus tard. Je me demande vainement si ça aurait pu faire pencher la balance, mais comme je sais si bien le dire aux autres qui se rongent de culpabilité, la réponse est non, ce avec quoi tu te débattais n’était pas dans nos mains.
Mais je suis triste de n’avoir pas de coup de fil plus récent, de rencontre plus récente, qu’on se soit si peu vues ces derniers mois. Je sais que ça n’a pas tenu qu’à moi, mais je suis comme tout le monde, j’ai beau savoir, mes émotions ont le dessus et je pleure. Tu vois, quand j’ai reçu ton message vocal le 17 juin – et je te l’ai dit d’ailleurs – j’ai vu sur ma montre connectée que c’était toi, et ça m’a fait tellement plaisir que j’ai interrompu mon temps de repos pour monter chercher mon téléphone et écouter ton message. Dans ton message, ta proposition de se voir, j’ai entendu que tu repiquais, alors que je comprends maintenant que c’était sûrement plutôt le contraire…
Je ne crois pas au sens dans le monde, ni à la justice de l’univers. Je crois que nous partagions ça, en tous cas en partie. C’est très désécurisant de faire face à ça. J’ai du mal, tu sais, parfois. Et s’il y avait besoin, ton décès vient me conforter dans ce (non-) sens. Non, ce n’est pas juste, pas juste pour toi que ta vie t’ait servi des cartes avec lesquelles tu n’as pas pu gagner, pas juste pour nous qui restons sur le carreau aux prises avec ton absence, toi qui étais présente dans tant de vies et les enrichissais.
Il nous reste à nous frayer à travers la jungle émotionnelle du deuil, dans la peine et la douleur, le mince chemin qui nous permettra de construire du sens. Et ce sens, qui nous accompagnera chacun dans la suite de nos vies, ce sera aussi ainsi que ta mémoire vivra en nous. Des fruits nombreux que ta vie aura portés.
En attendant ce moment, je vais encore pleurer souvent, quand je penserai à toi, quand je caresserai Juju, quand j’irai en randonnée quelque part où nous sommes allées ou où nous aurions pu aller, quand je préparerai ma saison de ski sans pouvoir te proposer de dates pour me rejoindre au chalet, quand je tomberai sur un podcast qui t’aurait intéressé, quand j’aurai envie de partager quelque chose de ma vie avec toi ou de te demander quelque chose, quand je me dirai “tiens, ça fait trop longtemps, faut qu’on se voie…”
Mon retour d’Inde a été (est?) difficile. Aujourd’hui ça va – en fait, depuis une petite semaine, “ça va”. La semaine dernière j’ai galéré, par contre. Et depuis, je réfléchis pas mal, non pas à ce qui fait ou a fait que ça va pas, mais à ce que j’ai fait, ou comment ça se fait, que j’ai réussi à me sortir du fossé où j’étais embourbée.
En fait, à un moment donné, je me suis souvenue que j’avais une boîte à outils (cognitive) pour faire face au type de situation où j’étais coincée. Je l’ai mise en action, et ça a tout de suite été mieux – même si évidemment, globalement, ceci reste une période difficile. C’est un schéma que je connais, à part ça: aller mal et n’avoir plus aucune conscience qu’on sait faire des choses pour aller mieux. La boîte à outil n’existe plus, comme les légumes au fond du bac en bas du frigo. Si je le vois pas, c’est pas là.
J’ai eu une discussion fort enrichissante lors de ma séance en début de semaine à As’trame. Petite parenthèse, cette fondation ne s’adresse pas qu’aux enfants, et en ce qui me concerne je suis enchantée par leur accompagnement. Si je devais résumer cette discussion, pour ce qui nous intéresse ici, elle portait sur l’idée de la fenêtre de tolérance émotionnelle, et sur identifier les choses qui me ressourçaient.
La métaphore de la fenêtre de tolérance émotionnelle (window of tolerance) est intéressante et me permet de mettre des mots sur quelque chose que j’avais de la difficulté à exprimer jusque-là. Ce sentiment de ne pas avoir “d’amortisseurs”, ou de rouler sur les jantes, les pneus usés jusqu’à ne plus être là, et donc de ne pas avoir la capacité à faire faire ou “gérer” les événements un peu contrariants de la vie.
L’idée est la suivante (si vous googlez vous allez trouver ce concept proposé en 2019 à un peu toutes les sauces, y compris pseudoscientifiques; j’ai mis deux liens plus haut qui me semblent pas trop mal): il y a une zone dans laquelle on arrive à réguler correctement ses émotions. C’est la fameuse “fenêtre”. Hors de cette zone, on n’arrive plus, ou pas assez bien, on peut avoir le sentiment que l’émotion prend le dessus et on tombe soit d’un côté “hyperactivation” (crise de colère ou de panique par exemple, “ON”), soit “hypoactivation” (dépression, engluement… “OFF”). La largeur de cette fenêtre peut être variable selon les individus (merci la loterie et les aléas de la vie) et aussi selon les périodes, suivant ce qui nous arrive. J’ai trouvé un article avec des illustrations/schémas un peu parlants.
Donc là, clairement, je suis dans une période où ma fenêtre de tolérance émotionnelle n’est pas très large. Ma tolérance au stress ou aux contrariétés est très limitée. Il suffit de pas grand chose pour que je “dégringole”. Clairement, un deuil, ou la réactivation de celui-ci, ça fait rétrécir la fenêtre. Avec le temps, mais aussi avec certaines activités, elle va tranquillement s’élargir. Mais ce n’est pas un processus linéaire.
La question suivante c’est donc: quelles sont les choses qui, pour moi, permettent d’élargir cette fenêtre? En somme, les choses qui me ressourcent? J’avais toujours eu du mal avec cette question, “qu’est-ce que tu fais pour te ressourcer”, parce que je ne comprenais pas bien ce qu’on entendait concrètement par “se ressourcer”. Maintenant, si on dit “se ressourcer = élargir la fenêtre de tolérance”, ça me parle beaucoup plus. (On pourrait discuter: est-ce élargir la fenêtre, ou revenir dedans quand on en est sorti? et est-ce qu’on y revient de la même façon si on a filé du côté “hypo” ou “hyper”? Laissons ça de côté pour le moment.)
J’ai donc commencé à faire un inventaire de ces activités. L’une d’entre elles, un peu surprenante, c’est de faire un puzzle, par exemple. La semaine passée j’ai eu une impulsion soudaine de démarrer un puzzle, et quelques heures après je me sentais déjà bien mieux. Pourquoi? Que s’est-il passé? Comme je le comprends, j’étais dans un état émotionnel qui n’était pas gérable pour moi. Je ne voulais plus sentir ce que je sentais parce que c’était “trop”, et je n’arrivais pas à en faire quoi que ce soit si ce n’est rester bloquée dans une spirale descendante. En faisant un puzzle, je sors de cet état “figé”, parce que c’est une activité facile pour mon cerveau, qui demande de la concentration mais qui est très rentable niveau gratification: les couleurs, le toucher, et surtout, trouver deux pièces qui vont ensemble! C’est donc une activité qui me demande très peu d’effort à initier, qui est active, gratifiante, et m’aide à prendre de la distance avec mes émotions.
Sinon, clairement, les activités sportives “intenses” comme le judo, le ski, la voile dans certains contextes, ça permet d’une part de me dépenser physiquement (et les émotions… c’est physiologique!) et en faisant une activité qui m’oblige à y consacrer mon attention. Quand je suis en train de combattre au judo, je laisse toutes mes préoccupations du moment au vestiaire. Je n’y pense pas une seconde. En combat, on ne peut pas être distrait: on se fait tourner. Et avec les années (30 ans bientôt) il y a un ancrage qui se fait: personnellement, dès le moment où je me change et où je suis sur les tapis, je suis, par habitude, en “mode judo”. Le ski, comme j’aime skier, vite, c’est similaire. Si je ne suis pas ultra concentrée, je risque la chute. Je suis donc 100% concentrée sur ce que je fais, ma trajectoire, les sensations corporelles, etc.
Marcher en montagne ça le fait aussi, être dehors, dans la nature, avec de grands espaces autour de moi. Un bain chaud, un massage, un hammam, les bains thermaux – plus directement corporel, mais ça le fait. Ecrire, évidemment, et aussi les moments de lien et de partage véritable, où je peux être entendue. Un peu de méditation, une turbo sieste, de la relaxation. Il y en a peut-être d’autres mais maintenant que j’ai compris de quoi on parle, je vais enrichir mon inventaire.
Il y a des activités que j’aime mais qui ne me ressourcent pas, ou pas toujours. Le chant par exemple, ou voir du monde. Les jeux de société, j’adore, mais après je suis épuisée dans la tête. Faire à manger, j’aime mais ça ne me ressource pas. Ça fait quelques années que j’ai mis ensemble que le fait d’aimer quelque chose ne signifie pas qu’on se “ressource” ou qu’on en sort en étant “mieux” après. Avant, je n’avais pas fait ce lien. C’est important.
Aujourd’hui j’ai une journée assez libre devant moi, et je réalise, en contraste avec mes journées tranquilles au Rajasthan, que j’ai du mal à vraiment ralentir, me poser et “débrancher” (mon cerveau des soucis de la vie). Et je me demande pourquoi. Et j’ai une piste. Ici, je n’arrive pas à ne pas avoir en tête la liste interminable des choses que je devrais ou pourrais faire. Il y a la poubelle à vider, un peu de vaisselle à faire, la lessive, le coin du couloir à ranger, la valise à finir de ranger, l’autre coin ici à ranger (en gros tout l’appart est à ranger), faire des choses pour décorer mon lieu de vie et le rendre plus accueillant, chaleureux et agréable, du courrier à ouvrir, des photos à regarder et avec lesquelles jouer (je n’aime plus dire traiter ou trier), quelques soucis sur mon site web à gérer, des vidéos à faire pour Diabète Félin, une pile de documents à compléter, je pourrais sortir faire une promenade, ah oui descendre au bord du lac voir le bateau après tout ce gros temps, faire les courses, planifier les prochaines vacances, regarder ma série, aller au cinema, pourquoi pas, enfin commander les cartes de crédit avec cashback dont m’a parlé mon père, organiser une après-midi jeux de société, réorganiser les armoires de la cuisine, les habits pour la saison froide, acheter ou louer des skis… Ça vous fatigue, tout ça? Eh bien moi aussi.
Donc, même quand j’ai décidé de prendre une journée tranquille pour me relaxer, je n’arrive pas à ne pas “voir” tout ça. Je lutte contre une paralysie du choix, soit je fais des trucs utiles et je me suis pas ressourcée, soit j’essaie de me ressourcer mais je culpabilise de ne pas avoir avancé sur toutes ces choses que j’ai à faire.
Au Rajasthan c’était simple. J’étais en vacances, physiquement loin. Sur le menu, je pouvais: prendre des photos, sortir me balader, m’étendre sur mon lit en écoutant un podcast si j’étais pas trop en forme, regarder mes photos, écrire, attendre le repas suivant…
Je pense qu’il me manque des outils, par là, ou que je n’ai pas encore bien trouvé comment adapteur ceux que j’ai à cette situation. Je sens que c’est à chercher en direction de la restriction – je fais ça quand j’ai une “obligation de productivité” et que je n’arrive pas à démarrer sur quoi que ce soit: au lieu d’essayer encore et encore, je me donne 15 minutes avec timer pour essayer, et si ça ne marche pas, je laisse tomber jusqu’à l’heure suivante (ou la journée suivante, la semaine suivante). Donc là, pour créer un contexte où je me sens plus libre de faire des activités ressourçantes, inventorier/limiter les activités productives que j’ai le droit de faire dans la journée? Je réfléchis à haute voix en écrivant, c’est gentil de me tenir compagnie.
Aujourd’hui par exemple: la lessive et les courses, c’est assez obligatoire que je les fasse. Et les poubelles. Ce week-end il faut que j’ouvre mon courier et probablement que je fasse un peu d’administratif. Les autres choses, même la valise éventrée dans ma chambre à coucher, ça peut attendre. Le bateau, ce serait quand même bien que j’y passe. Samedi je suis au chalet toute la journée pour m’occuper du jardin avec mon frère. Donc je pourrais dire, aujourd’hui je fais la lessive, les courses, les poubelles et je fais un crochet au bateau en allant aux courses. Dimanche, je fais 1 à 2h d’admin et c’est tout. Et le reste du temps, je n’ai pas le droit de faire des choses “productives”. Ça me stresse, l’idée de procéder comme ça, je vous dis pas! C’est pas évident de trouver l’équilibre entre “j’ai besoin de faire des activités qui me ressourcent” et “j’ai besoin de diminuer ma pile de “je devrais” pour me sentir moins stressée et sous pression.
Sur ce, je vais chercher une photo sympa et sans rapport pour illustrer cet article, et aller mettre ma lessive. Puis je vais démarrer un nouveau puzzle. Ah ben voilà: je vais vous mettre en photo le puzzle que j’ai terminé hier, celui qui m’a aidée à sortir de mon trou. Je sais, il manque deux pièces. C’est triste mais ça ne me sort pas de ma fenêtre de tolérance émotionnelle!
Ça peut finir comme ça
Une vie de chat
Au Tierspital
Le jardin a fait place
A une cage à oxygène
La liberté
Aux machines
Tu n’es déjà plus là
Même si ton coeur bat
Tu as fait de ton mieux
Et nous aussi
Mais ça n’a pas suffi
Entre mes larmes
Un festival de “j’aurais pu”
Le doute toujours
Inévitable
On aurait bien pu faire autrement
Mais au final
Tu n’as pas juste fait mieux que rien
Me dit-elle sagement avec amour
Tu as été splendide
Tu as donné tout ce que tu pouvais
Quand il en avait besoin
Sans pour autant te griller complètement
Au point de ne plus pouvoir être là pour toi
Ou pour d’autres qui ont et auront besoin
De ce que tu pourras leur donner
Ce que tu fais est suffisant
Et parfait
Parce que tu l’as fait
Les hypothétiques et les regrets
Feront toujours pâle figure
Face au vrai
Face au réel
Face au fait
Ça peut finir comme ça
Une vie de chat
Pas comme on voudrait
Jamais vraiment comme il faudrait
Avec des regrets et des doutes
Des larmes plein le coeur
Et des nuits sans sommeil.
17.02.2023 Erica nous a quittés au petit matin, malgré l’excellente prise en charge dont il a bénéficié nuit et jour toute cette semaine au Tierspital de Berne pour un abcès au foie.
Demain, le 14 décembre, cela fera un an jour pour jour que j’ai dit adieu à Quintus. J’ai récupéré ses cendres, comme je l’ai fait pour mes autres chats, et depuis, il y a une petite boîte sur ma table de nuit, tout près du coin du lit où il a passé une grande partie de ses dernières années.
Je n’avais pas le coeur de le mettre ailleurs. Alors le projet, c’est d’aller disperser ses cendres dans le jardin, comme je l’ai fait pour Bagha, Safran, et Tounsi avant lui. Alors c’est dur tout court, de faire ça, mais là, doublement dur parce que ses dernières années de vies étaient tellement peu dehors.
Mais je veux me souvenir aussi des années où il passait des heures installé sous le buisson devant l’immeuble, où on se promenait avec Tounsi autour du bâtiment, où il courait à travers le gazon, chassait, et grimpait même aux arbres.
Alors demain, je prendrai mon courage à deux mains, même si je ne suis absolument pas prête, et je ferai un pas de plus dans ma vie sans Quintus.
Il y a des moments où il faut aller de l’avant avec la vie, même si ça fait mal. Se souvenir que le chat qu’on aimait, avec son corps si chaud, ses poils si doux, son odeur, sa truffe humide, son ronron et ses coups de langue, et bien maintenant, c’est un petit tas de poussière dans une boîte. Que c’est fini, qu’il n’est plus là, qu’il est mort, pour toujours. Qu’il est temps d’aller de l’avant dans la vie, sans le chat.
Alors j’ai regardé cette poussière, qui n’est plus rien du chat que j’aimais, qu’un souvenir, et bien moins vivant que celui qui est dans mon coeur, quelques grammes symboliques que je vais rendre au jardin qu’il aimait, avec quelques larmes, la mémoire des précieuses années ensemble, la poussière qui s’envole et le sable qui tombe au sol.
Et puis, renter à la maison, faire un câlin au chat qui est là, tout chaud, tout vivant, et qui un jour aussi, si on a de la chance, sera un petit tas de poussière et de sable, au fond d’une boîte.
Ce soir, pour rentrer du travail, je pédale le coeur lourd. Après une journée de normalité, je réalise soudain qu’à mon retour chez moi il n’y aura pas de Quintus, pas la joie de le revoir, de le laisser frotter sa tête contre la mienne, d’enfouir mon visage dans son ventre pour sentir sa douceur et son odeur.
Pas l’inquiétude non plus de voir s’il va bien, s’il a mangé, s’il dort bien paisiblement… mais juste là j’oublie l’inquiétude, il n’y a que le manque, ma douleur voudrait faire machine arrière, effacer lundi, effacer sa mort, essayer encore quelque chose pour le garder près de moi, sûrement, il devait bien y avoir encore quelque chose à faire!
C’est bien normal, et je le sais. Mais ça n’ôte rien à ma peine. Et par-dessus tout ça, je me retrouve avec d’autres tracas personnels à gérer, dont je me passerais bien.
Juste là Quintus me manque, j’aimerais revenir sur ma décision, faire autrement, défaire tout ça et pouvoir le tenir encore dans mes bras. Ne pas avoir à faire face à son absence. Ce sentiment, c’est celui des larmes qui frappent à la porte, et qu’il faut laisser venir, même si ça fait mal.
Parce que ça fait mal, en fait, et que c’est malheureusement le seul chemin vers l’acceptation.
Que je n’aime pas devoir traverser ça à chacun des grands “jamais plus” de la vie. Jamais plus mon chat, jamais plus nos moments partagés, jamais plus m’émerveiller de ta beauté, jamais plus sentir ta langue râpeuse sur ma joue, jamais plus tes adorables pattes toutes noires dessous, ton sourire quand tu dormais, ton confort quand tu t’étirais…
Pourtant, on en avait déjà derrière nous, des jamais plus: tes pattes autour de mon cou quand je te tenais dans mes bras, ton accueil à la porte, te voir grimper les arbres, ramener des souris, courir dans l’herbe, venir d’autorité sur mes genoux quand j’essayais de travailler, faire la toilette à ton frère, à Tounsi ou aux chatons, observer le monde du balcon, ton regard quand tu me voyais encore, ta queue dressée bien haut pour montrer ta satisfaction, jusqu’à ce que tu ne puisses plus, les tours d’immeuble que l’on faisait ensemble, quand ta vue baissait mais que je ne le savais pas, tes pattes dans la neige, ton corps sur ma tête pour mieux dormir, ton ronron fort et quasi constant qui n’était à la fin presque plus perceptible…
Une vie, quand elle est finie, se résume à des souvenirs et des traces laissés dans d’autres vies. Quintus aura marqué la mienne, et celle de sa première maîtresse, mais aussi celles de quantité d’autres personnes qui l’ont rencontré, en personne ou par écran interposé. Il aura aussi marqué la vie de centaines de chats diabétiques francophones, puisque c’est sa maladie qui m’a inspirée pour créer la communauté “Diabète Félin”. Il a vécu une belle vie de chat, une belle vieillesse aussi. Mais tout ça ne me console pas. Je m’en fiche de tout ça: je veux juste qu’il ne soit pas mort, que l’âge ne l’ait pas rattrapé, qu’il soit encore sur mes genoux à ronronner, son poil si doux sous ma main.
C’est ainsi. Il faut faire avec l’absence, il faut faire aussi avec ce mouvement qui rejette absolument l’absence tout en sachant que c’est en vain, et accepter de s’effondrer dans la peine qui l’accompagne. Encore et encore, jusqu’à ce qu’au fil des jours, au fil des semaines, l’absence finisse par devenir plus supportable.
Je me rends compte qu’au fil du lent déclin de Quintus, ces dernières années, je n’ai jamais vraiment pris le temps de faire le deuil de ce qu’il perdait en route, tellement j’étais soulagée et reconnaissante qu’il soit toujours là.
J’ai été terriblement triste qu’il perde la vue. Ça a été graduel, et sa vie s’est rétrécie progressivement à mesure qu’elle s’assombrissait. Pendant un temps il me suivait dehors, et on se promenait ensemble. Puis sa mobilité s’est réduite, je le portais en haut du chemin, et il rentrait. Au début il se repérait bien dans l’appartement, puis, la confusion de l’âge aidant, c’est devenu de plus en plus difficile, navigant les murs au toucher.
A la mort de Tounsi, ma tristesse terrible de le perdre était augmentée de ma tristesse pour Quintus, car je savais qu’à son âge et dans son état de santé les chances qu’il retrouve un “copain chat” étaient très faibles. Pour lui, fini les siestes à deux, la toilette mutuelle, les chamailleries, la stimulation de la présence de l’autre, et simplement, la compagnie.
Chaque fois qu’il a été gravement malade, il en est ressorti diminué. Mais j’étais déjà si heureuse qu’il ne soit pas mort. C’est bien de focaliser sur le positif, mais il ne faut se voiler la face non plus pour le négatif.
Le Quintus qui est mort lundi était bien différent du Quintus qui est arrivé pour de bon dans ma vie en 2012. Il était même bien différent du Quintus d’il y a 3 ans, d’il y a deux ans, un an. Quelques mois, même. J’ai regardé encore et encore ce qui allait: il est autonome pour manger, il se déplace jusqu’au balcon et retour, il aime les caresses, il ronronne. Ce qui me restait de mon chat. Jusqu’à la fin, où il n’en restait plus rien.
When a kind of calm washed over me in the couple of days after Quintus’s death, I thought the worst was behind me, in those 10 agonizing days whilst I tried to decide if it was indeed time or not, and how to go through with it.
I may have been wrong. But things are not bad in the way I imagined they might be. I’m not crying all day or feeling actively miserable all the time. It’s more like I feel very down, very empty, not functional. I don’t recognise myself. I broke down at work the other day. I forget things. I make mistakes. I feel like life has been emptied of all its good things. And overall, I just realised I feel ashamed for not “dealing” better, or more as I’d expected. I don’t even feel like writing, or sharing, really.
I just wish I could take a break from myself until it’s all “over”, whatever that means. I’m definitely not in a great place, and I feel like I’ve lost my toolbox for navigating difficult times.
I tell myself that this will pass. I try to hang on to that. I try and trust myself that I will cope, one way or another. But I’m scared that I might be wrong this time around, and that doesn’t help me at all. I’m not sure what to do except wait, try and hold it together when I need to (work), and cut myself some slack when I can (the rest of the time).
Quand j’exprime ici ma peine face à la mort à venir de Quintus, je mesure la chance que j’ai d’être entourée (pas par hasard) d’autant de personnes qui comprennent la peine de perdre un animal de compagnie, et l’immense difficulté de planifier sa mort.
Ne pas être reconnu dans sa peine ou sa douleur peut amplifier celle-ci. On le sait bien. Entendre “ce n’est qu’un chat”, on sait tous ce que ça nous fait. Exprimer sa peine a un sens si elle peut être reconnue, si on peut être rejoint par autrui dans ce qu’on vit.
Le deuil non reconnu isole; on se replie sur sa douleur, on se détache d’autrui car être incompris dans sa souffrance l’attise encore. Ce n’est pas pour rien qu’on a toute une collection de rituels sociaux autour du deuil, qu’on enterre ou incinère nos morts, qu’on se rassemble pour honorer leur mémoire, pour être en lien dans notre peine.
C’est ça qui est important: être avec. Non pas rassurer ou essayer de réconforter. On ne peut rien faire de la peine d’autrui, qu’en être témoin. La vidéo de Megan Devine dans les commentaires le montre à mon avis très bien. Il suffit d’être avec. C’est simple, mais pas toujours si simple, en fait.
La peine de l’autre vient souvent réveiller la nôtre. Il arrive, sans mauvaise intention, qu’on cherche en fait en rassurant l’autre à se rassurer soi-même aussi, avec nos valeurs et nos croyances, qui ne sont pas toujours celles de la personne en peine. Par exemple, parler à une personne qui ne croit pas en Dieu de paradis ou de vie après la mort, parce qu’on y croit, nous aide nous, mais risque de laisser la personne en deuil encore plus seule avec sa douleur – l’idée du paradis ne la réconforte pas du tout, puisqu’elle n’y croit pas.
Chacun fait comme il peut avec la mort. On est tous mal pris face à elle. On se débat un peu comme des moucherons prisonniers d’une toile d’araignée, on s’agite pour essayer de s’en sortir, et nos efforts secouent toute la toile, y compris les autres petits moucherons prisonniers.
Alors j’aimerais vous remercier. De me lire. De pleurer avec moi. D’être là. De me rejoindre dans ma peine. Elle est moins lourde à porter car je suis moins seule. Et ça, c’est le meilleur des réconforts.
Ce soir, j’ai peur de manquer de courage. Après une journée où j’ai senti très fort combien j’étais cotonnée dans le déni, j’ai fait un effort énorme pour me rappeler que dans 3 jours, peut-être 2, tout est fini. J’ai un rendez-vous. Ton rendez-vous avec la mort.
Ton poil est beau. Tu as quasi retrouvé ton autonomie “vitale”. Tu as récupéré de la stabilité sur tes pattes, même si ça reste fragile, comme ça l’était d’ailleurs déjà avant cette crise. Tu ronronnes, tu frottes ta tête contre ma main ou mon visage, tu me lèches la joue, tu fais un brin de toilette après ton repas.
C’est tellement dur. Si au moins tu déclinais! Mettre fin à ta vie me semble complètement abstrait.
J’ai peur de manquer de courage et de tout annuler, de te laisser survivre encore un peu, parce que c’est trop dur pour moi de te dire au revoir, adieu, parce que j’ai trop de mal à l’idée de t’endormir alors qu’en fait tu sembles l’avoir surmontée, cette crise, et que même si tu es affaibli tu restes “encore capable”…
J’ai envie de te garder encore un peu près de moi. Je sais, je vois ce qui va, pas ce qui ne va pas.
Je vois que tu manges, que tu bois, que tu utilises ta caisse, que tu arrives à te déplacer tout seul pour ces choses, que tu aimes ma présence et mes caresses, que tu es confortable sur ton dodo, que tu t’étires, que parfois tu te nettoies la patte ou le museau, que tu viens appuyer ta tête contre la mienne quand je la pose près de toi.
J’oublie de voir que tu ne cours plus, que tu marches avec peine, que tu trébuches en descendant tes petits escaliers sur-mesure. Que tu ne chasses plus, que tu ne vas plus dehors, que tu n’inities plus d’interaction ni avec tes congénères ni vraiment avec moi, que tu ne demandes plus à sortir, que tu n’appelles même plus le service d’étage. Que tu n’es peut-être maintenant plus capable de marcher jusqu’au balcon, que tu ne joues plus, que tu ne fais plus ta toilette mis à part quelques coups de langue symboliques, qu’aller à la caisse, tu arrives mais c’est un effort, que tout déplacement ou changement de position te coûte. Tu ne vois plus depuis longtemps, ton monde s’est rétréci, tellement rétréci qu’il ne se passe au final plus rien ou presque.
L’essentiel de ta vie est derrière toi. Ce que tu pourrais encore vivre n’est rien à l’échelle de la richesse de ta vie. Ce que tu avais à vivre, tu l’as vécu. C’est fait. Il ne reste que quelques miettes, et c’est pour ces miettes que je me torture, que je me dis qu’il faudrait peut-être attendre, ou ne pas attendre, et je tergiverse, un jour oui, un jour non, essayant d’écouteur mon coeur, et aussi ma tête, de faire le tri entre la sagesse et les propres peurs de ceux qui m’entourent, essayer de décider ce qui est mieux pour mon trop vieux chat et pour moi.
Juste là je ne sais vraiment plus. J’aimerais dire “allez, pas cette fois, tu as encore du temps”. J’ai peur de regretter d’attendre trop, j’ai peur aussi de regretter d’aller de l’avant avant de me sentir vraiment prête. Mais peut-être que mettre fin à la vie de mon doux compagnon est quelque chose pour lequel je ne me sentirai jamais prête. J’avais peut-être l’illusion que dans un processus lent, où l’on a des choix, j’aurais l’occasion de me préparer. Mais peut-être que ce n’est pas possible, et que je dois juste décider, et que cette mort sera pour moi aussi brutale que les autres, celles que je n’avais pas vues venir, alors même que c’est moi qui en aurai fixé la date et l’heure.
Ce soir, je me sens juste très, très perdue.
***
Clairement, il est “à son avantage” sur cette photo et cette vidéo, mais c’est ce que je vois et qui me rend la décision si dure… Faut-il attendre qu’il se dégrade encore et encore, et souffre clairement? Le chat cache sa souffrance, je le sais, je sais qu’il est perclus d’arthrose, que sa masse musculaire a fondu comme neige au soleil (il a perdu 250g lors de cette crise et je doute fort qu’il y ait un monde possible où il les reprendrait), qu’il est très diminué… Je ne sais vraiment plus, là. J’ai arrêté les perfs, je suis en train d’arrêter de le nourrir “activement” (autre que lui proposer sa gamelle ou le mettre devant, mais plus de seringue, et quasi plus de nourriture reconstitutive)… on est en train de revenir au “régime d’avant” côté soins… il est “juste” plus faible.
***
Franchement, là je comprends vraiment qu’on soit tenté de se tourner vers la “communication animale” (en laquelle je ne crois pas) pour y chercher un peu de certitude ou de réconfort, ou de vouloir croire que tout ne s’arrête pas avec la mort, que finalement mourir ce n’est pas si grave, c’est libérer son esprit pour rejoindre le Grand Tout (qu’importe comment on le conçoit)… à nouveau quelque chose en lequel je ne crois pas du tout.
Comme tout serait plus simple si je croyais que Quintus pouvait me “dire” ce qu’il veut, ou me réconforter de l’au-delà en me disant qu’il est dans un lieu meilleur! Comme ce serait plus simple et rassurant…
Mais ce n’est pas pour moi. Pour moi il y a l’incertitude, la solitude devant le choix, ma certitude que quand le corps s’arrête, l’existence cesse.
C’est clair que s’il mourait “de lui-même” cela m’épargnerait cette décision, mais d’une part je n’y crois pas (il n’a pas une maladie qui est en train de le tuer, si ce n’est “l’âge”, toutes ses maladies chroniques sont bien gérées et sous contrôle), et d’autre part je pense que si ça arrivait je considérerais que j’ai failli à ma mission de l’accompagner correctement dans ses derniers instants, en étant là près de lui, en faisant au mieux pour minimiser sa souffrance.
Je ne serai jamais prête, mais ma décision est prise. Ta qualité de (sur)vie n’est plus une vie. La vétérinaire viendra cet après-midi. D’ici là, je vais assurer ton confort autant que possible, et rester près de toi. ❤️
Il y avait du soleil, alors on est sortis un petit moment sur le balcon, que tu puisses humer l’air du dehors.
Juste là je suis dans cette espèce de zone étrange, un peu irréelle, où j’ai mal aux yeux à force d’avoir tant pleuré, où la place de mon vieux chat au coin de mon lit est vide et froide, mais où je ne sens en fait pas grand chose. Je suis calme, un peu détachée, je sais que Quintus est mort mais c’est comme si “j’imprimais” pas.
J’essaie d’accepter d’aller avec mes mécanismes de défense. Ils sont là pour une raison. Il m’ont permis de profiter d’un excellent repas que je me suis fait livrer. Ils vont me permettre de dormir. Ils me permettent, alors que je peine à accepter l’énormité de ma perte, de fonctionner un tant soit peu.
Alors je ne lutte pas, je suis le mouvement.
J’ai eu très vite envie de ranger un certain nombre de choses liés à Quintus. Lors des décès de Bagha et Tounsi, j’ai pris mon temps pour faire disparaître les traces de leur vie dans mon quotidien. Je suis du genre à y aller doucement. Mais là, vu l’importance des aménagements faits pour Quintus dans notre espace de vie, j’avais besoin de reprendre un peu pied dans “mon” appart. Alors j’ai rangé les tapis chauffants, déplacé deux-trois gamelles, mais surtout mis au bout du lit l’escalier qui longeait ma table de nuit et m’obligeait à crapahuter via le pied du lit pour y monter. Quintus étant aveugle, je devais me plier à ses habitudes si je ne voulais pas qu’il se blesse. Ça fait très bizarre, ce nouvel “aménagement” autour de mon lit.
Oscar est installé sur le lit, couché contre mon pied, alors que j’écris. Depuis janvier ou février, Oscar passait ses nuits dans le salon (sa résidence initiale) pour que Quintus puisse manger correctement durant la nuit son régime spécial pour vieux chat malade. Ça aussi, ça change.
Je pensais qu’en me préparant, en sachant d’avance la date et l’heure, ce serait plus facile. Mais ça ne l’est pas. C’est même pire que d’être au pied du mur et n’avoir pas le choix, face à un animal qu’on aime qui souffre visiblement et est proche de l’agonie. Depuis 10 jours, le poids de cette décision à prendre m’écrasait, et j’oscillais entre espoir et douleur, doutes et culpabilité. Tout ça s’est envolé avec Quintus. Je me sens libérée. Mais je n’ai pas moins mal, en fait, d’avoir perdu mon chat.
Même si l’effet de sidération est moins fort que face à une mort inattendue et brutale, il demeure. Il y a quelque chose dans la mort qui nous échappe, du moins qui m’échappe, qui est impossible à conceptualiser. Comme ces trous dans le réel qu’on rencontre parfois dans les histoires fantastiques, ces espaces au bord du monde qu’on n’arrive simplement pas à regarder tellement ils ne sont pas là.
Je vais donc accepter cette légère sidération. Quintus n’est pas là, mais émotionnellement c’est comme si ce n’était pas définitif. Ça, je pense que ça se corrigera avec le temps. Je sais que les jours à venir ne vont pas être drôles. Mais je suis reconnaissante de pouvoir respirer un peu, au moins quelques heures, au milieu de ce gros temps émotionnel.
Aujourd’hui est bien moins pire que ce que j’imaginais. Je suis épuisée, je suis triste, évidemment, mais ce qui domine c’est le soulagement.
Quand Bagha puis Tounsi sont morts, j’avais eu une peine immense à ranger leurs affaires. Il m’avait fallu du temps. Tranquillement. Je pensais qu’il en serait de même maintenant avec Quintus. Mais en fait non, pas du tout.
J’ai réalisé en rangeant que l’essentiel de ses “traces” dans notre lieu de vie partagé, ce sont des traces de sa maladie, de sa vieillesse, de son déclin. L’escalier pour accéder au lit, le long de ma table de nuit, et le pouf à côté pour le rattraper s’il se ratait, ce n’était pas du tout pratique pour moi. Mais il devait être là, car Quintus s’attendait à le trouver là, et si je l’avais déplacé, il serait tombé du lit en voulant descendre. Il y a plein d’exemples comme ça.
J’ai aimé ce chat de tout mon coeur. C’est un amour qui venait avec son lot de contraintes. Des aménagements pour tenir compte de sa cécité et de ses problèmes de mobilité. Des médicaments à donner. Le séparer d’Oscar pour la nuit afin qu’il puisse se nourrir au mieux. Passer chez le vétérinaire presque toute les semaines (sans lui, heureusement). Être limitée dans mes déplacements et mes absences. Avoir peur, depuis des années, qu’il lui arrive quelque chose, que le mois prochain ce soit la fin, être peinée de son déclin. Et ces dix derniers jours, la douleur et l’angoisse quotidienne de vouloir faire au plus juste pour sa fin de vie.
Je ne regrette rien. Il a été un merveilleux compagnon, et méritait le temps et l’énergie investis pour adoucir ses vieux jours. Mais l’essentiel de sa vie, ce n’est pas ces quelques dernières années où il était en permanence “sur le fil”. En allant regarder des anciennes photos, j’ai repris conscience à quel point il était devenu l’ombre de lui-même, mine de rien. Il était toujours là, toutefois: le mois passé encore, il me sommait d’un miaulement rauque (“service d’étage! y’a quelqu’un?”) de venir près de lui une fois arrivé sur le lit. Tant que la température le permettait cet automne, il mettait le cap sur le balcon dès mon lever, et j’avais intérêt à avoir ouvert la porte, et Oscar avait intérêt à ne pas s’être installé sur “son” bout du canapé.
Je suis triste et il me manque, mais je ne suis pas en désespoir. J’ai la conscience tranquille d’avoir fait tout au mieux. Il a vécu une belle et longue vie, d’abord avec Aleika, puis avec moi. Une vie de chat, qui sortait, qui grimpait aux arbres, chassait, se frittait avec ses congénères, comme en témoignent ses oreilles. Une vie de chat qui ronronnait sur les genoux et sur l’oreiller, qui avait une confiance totale en l’humain, qui a été capable de créer un lien fort avec Tounsi alors même qu’il n’était plus tout jeune, qui a été une super nounou pour trois chatons orphelins. Un chat beau et doux, tolérant mais avec les idées bien arrêtées, qui a vécu dans deux pays, qui montait au chalet et faisait la sieste comme personne, que ce soit dans les fourrés, sur le canapé, ou sur la tête de quelqu’un dans un lit.
Je crois que je suis aussi en paix qu’on peut l’être en pareille circonstance. Merci à vous tous pour votre présence, pour les échanges, pour les mots gentils. J’ai été bien entourée et c’était précieux.
Quintus est allé manger dans sa gamelle trois fois cette dernière heure. Son sachet de nourriture habituelle. Il descend du lit par l’escalier, même s’il est faible sur ses pattes, et remonte se mettre sur son dodo avec le coussin chauffant.
Quand j’envisageais les scénarios pour la suite, aux moments les plus sombres, je me disais que la seule situation où je pouvais envisager de “continuer” mardi et au-delà c’était s’il était autonome pour manger, boire, aller à la caisse et maintenir sa température. Car même si je rentre à midi, s’il ne gère pas ça, c’est juste pas possible.
A croire qu’il m’a entendu. Je suis très désarçonnée et déboussolée. Cette nuit je croyais honnêtement qu’on l’endormirait cet après-midi. Durant la journée le doute a grandi, mais je n’imaginais pas du tout qu’il mangerait aussi bien.
Je me retrouve comme devant un gouffre. Cela fait deux jours que je me projette dans une euthanasie. Pas tant “si” que “quand”. Un peu de “si”, mais surtout du “quand”. Le bon moment pour lui et pour moi. J’ai pleuré, pleuré, essayé d’imaginer mardi sans lui, un autre équilibre pour ma vie, senti aussi la part de soulagement qu’il y aurait pour moi à être libérée de ma peur constante de le perdre, de la charge que représentent les soins – même si je le fais évidemment de bon coeur.
Et là… peut-être qu’on repart “comme avant”. Ce n’est pas la première fois qu’il nous aura fait le coup, de revenir des portes de la mort. Je pensais qu’il avait épuisé ses 9 vies, mais visiblement non. Evidemment tout peut encore dégringoler cette nuit… mais vu la tournure que prend ce soir, j’en doute. Son poil est joli. Il n’a même pas vraiment perdu de poids, même si c’est artificiel, car il a eu des perfs. Il lève bien la tête et me regarde quand je l’appelle.
C’est vraiment dur, ces désespoirs et espoirs. De plonger dans la tristesse du deuil et finalement “ah ben non, ce sera pour la prochaine fois”. Non que j’aurais préféré que ce soit “cette fois”, j’aime ce chat de tout mon coeur et je chéris chaque jour de plus que j’ai avec lui. Mais c’est dur, bon sang. J’ai l’impression d’être dans une lessiveuse émotionnelle: à fond dans un sens, puis à fond dans l’autre.
Je me souhaite une nuit paisible. Quant à lui, soit il gère sa nuit, soit il ne la gère pas: il y a là une croisée de chemins qui n’est pas entre mes mains.
Cette nuit j’ai dormi. Toi, tu n’as pas mangé autant que j’aurais espéré. Je ne suis pas sûre que tu aies mangé, après hier soir. Mais tu as utilisé ta caisse, tu as maintenu ta température, tu n’es pas resté au froid sur le parquet.
A un moment donné, tu t’es agité – peut-être as-tu simplement raté la marche en voulant descendre du lit ou te retourner. Je t’ai pris sur moi, tu es resté longtemps, immobile, chaud.
Je t’ai dit que c’était OK, que tu pouvais arrêter de te battre si tu en avais assez, que j’étais prête à te laisser partir. Je t’ai dit ça pour moi plus que pour toi. Je ne crois pas que tu comprends mes paroles, mais je sais que les dire change mon état intérieur, et qu’à travers notre lien, mon état intérieur a un impact sur toi.
J’ai pensé que ça pourrait être la fin. Tu respirais peut-être un peu vite, mais surtout, tu restais sur moi sans t’en aller, tout mou sous mes mains.
Enfin, tu as bougé. Tu t’es posé sur le lit à côté de ton tapis chauffant. J’ai mis ma tête contre la tienne, je t’ai dit encore des paroles que tu ne comprends pas mais qui m’ont fait du bien. Tu as frotté ta tête contre la mienne, puis contre mes doigts, tu as léché mon nez “comme d’habitude”, et ronronné un peu.
On me dira que c’est un message, que tu veux me dire quelque chose. Je n’y crois pas, dans ce sens. Je pense que tu exprimes ton état, pas que tu communiques avec intention. Et certes, l’état que tu exprimes, c’est un message pour moi: tu es encore là, il te reste un peu de goût à la vie, même si c’est surtout celui de mon nez.
Alors on verra ce que ce jour amène. Si on repart pour un tour, ou si ces dernières 24 heures n’étaient qu’un petit “mieux mais pas assez” avant de se dire adieu pour de bon.
Une journée un poil plus sereine aujourd’hui. Je suis épuisée émotionnellement. A un certain niveau, je n’en peux plus et j’aimerais que ça s’arrête. Les petits progrès de hier sont encore là, dans l’ensemble. On a une certaine stabilité. Mais elle n’est pas suffisante. Elle ne permet pas une vie durable.
J’ai fait le point ce matin avec mes vétérinaires. Il y a un mieux, alors on continue encore quelques jours ce qu’on a fait jusqu’ici, pour lui donner une chance.
Mais le problème de fond ne s’en ira pas: Quintus est vieux, très vieux, trop vieux même. Son corps est usé. Si on surmonte cette crise, il y aura la prochaine. Et la suivante. Et la suivante. Et il ne faut pas se leurrer, à cet âge-là se retrouver aux portes de la mort ne rend pas plus fort.
Il était déjà tellement frêle.
Je regarde ses pauvres vieilles pattes qui ont encore fondu. Son poil reste joli (il a un pedigree mine de rien, il faut assurer!) et il reste quand même un peu de chat sous la main quand on le caresse, mais à quoi bon si ses pattes ne le portent plus? Et juste là, mis à part l’appétit peu présent (il remange, mais ça ne veut pas dire qu’il mange assez pour se maintenir), le gros souci c’est sa faiblesse. Difficile de se nourrir correctement quand c’est trop fatiguant de se tenir devant le bol pour manger.
Alors on se donne quelques jours. Un peu pour lui, surtout pour moi, j’en ai conscience. Quelques jours pour voir si on revient en arrière, si on stagne, ou si on progresse. Dans les deux premiers cas la réponse sera claire: on va s’arrêter. Dans le dernier… il faudra voir jusqu’où: pourra-t-il récupérer une qualité de vie acceptable? J’en ai des gros doutes.
Les chances sont minces, vous voyez, même s’il y a un peu de répit.
J’ai tant de mal à accepter la mort. Déjà ça, c’est dur. Mais ce que je n’avais pas vu venir, c’est à quel point elle peut tourner autour du pot. Alors que j’écris ces lignes, tentant de me projeter dans les jours qui viennent où je vais certainement me retrouver sans lui, après avoir dû décider “c’est maintenant”, le voilà qui s’étire confortablement comme il en avait l’habitude, dans son demi-sommeil, serrant ses pattes avant contre lui autour de son museau, tendant les pattes arrière. Quelque chose qu’il n’a pas fait depuis des jours. Ces petites choses qui me font penser qu’il est de retour, qu’on va pouvoir continuer notre petite vie comme avant, après tout, cette grande frayeur passée comme les précédentes. Un déni confortable qui me permet de souffler un peu, mais dont je dégringole rapidement.
Après vous avoir emportés avec moi tout ce week-end, je voudrais vous épargner un peu les ascenseurs émotionnels. C’est déjà assez dur à vivre comme ça, sans encore le poids de les infliger à tant de belles personnes qui m’entourent. Cela ne veut pas dire que je vais cesser d’écrire ou de vous dire comment vont les choses. Mais peut-être pas quatre fois par jour. On verra.
En ce moment Quintus dort confortablement sur son coussin chauffant, moins comateux et plus endormi. Il a mangé un peu par lui-même, je l’ai aidé pour le reste, il a eu sa perf et ses médics indispensables. Il a passé du temps entre mes jambes tout à l’heure, a donné quelques coups de langue à une patte avant. Sa température semble s’être stabilisée, sa glycémie aussi. Ce matin, par contre, il a refait pipi sur le linge qu’il occupait. Il ne mange pas assez bien par lui-même. Il est très faible et se déplace avec peine.
J’ai la chance demain qu’une adorable personne vienne veiller un peu sur lui pendant que je travaille. J’aimerais être libre de rester avec lui ces quelques jours, mais la vie a ses contraintes. Il faut faire avec, ça je l’accepte.
Aujourd’hui je peux presque faire semblant que ma vie est normale. Presque.
Quintus ne dégringole pas. Il progresse même un peu. C’est le scénario le plus compliqué. Jusqu’où garder de l’espoir? Combien de temps donner avant de conclure qu’il ne retrouvera pas une qualité de vie suffisante, quel que soit le temps supplémentaire qu’on pourrait lui donner?
Je retrouve un peu mon vieux chat. Il est plus alerte. Ses positions couché sont plus normales. Mais la mobilité… Il est encore trop faible.
Aujourd’hui je prends un peu congé et je me dis que voilà, je n’ai pas besoin de trouver de solutions aujourd’hui. J’essaie juste de profiter du temps avec lui, sans trop penser.
Je ne veux pas te laisser partir. Pas du tout. Je refuse d’accepter la mort. Quelque part, au fond, je pense que si je refuse assez fort, je gagnerai.
Mais la mort gagne toujours. Elle est là, au bout du chemin, quoi qu’on fasse.
Et elle est là au bout de ton chemin, pas très loin d’aujourd’hui.
Le problème c’est que je ne veux pas. Et encore moins alors que tu as un peu remonté la pente. Je m’accroche à l’espoir, comme si remonter cette pente pouvait te rendre immortel. Je m’accroche très fort, parce que si je ne lâche rien, je n’ai pas besoin de regarder la mort. Ce qu’on ne voit pas n’existe pas!
Mais elle est là, tout près, incontournable. Elle t’attend, et moi je ne suis pas prête. J’étais prête, pourtant, à un moment donné. Puis non. Puis oui de nouveau. Puis non. C’est compliqué, l’acceptation.
Je te regarde là couché près de moi, ton poil joli mais tes jambes creuses, ta si belle tête même si tes moustaches pendent un peu dorénavant.
C’est d’autant plus dur que tu es bien vivant. Mais quelle vie? Que reste-t-il de ta vie de chat, qui courais dans le jardin, grimpais aux arbres, montait d’autorité sur mes genoux, faisais tes griffes sur l’arbre à chat, houspillais la jeunesse féline qui te manquait de respect, nounoutais les chatons orphelins?
Certes, tu manges, tu n’as peut-être pas perdu toute envie de vivre, mais ce n’est plus juste que tu boites en montant et descendant les escaliers du lit: c’est tout un effort, toute une galère, c’est vraiment devenu dur pour toi.
Et je ne veux pas te faire subir ça… Donc la solution est de faire en sorte qu’il n’y ait plus de toi. Je comprends tellement pourquoi on tient à notre croyance en une vie d’après. Ça rend tellement plus simple l’idée de la mort. Ce n’est pas le passage de l’existence à la non-existence, c’est juste un passage entre un état où l’on souffre et un autre état où tout va bien.
J’ai toujours dit que l’euthanasie était le dernier acte d’amour pour nos compagnons à poils (ou à plumes… écailles…). Le problème c’est que c’est un acte par lequel on prive cet amour de sa destination. Le deuil, c’est de l’amour qui n’a nulle part où aller. Et donc cet amour, qui nous fait dire “c’est fini, ta vie doit s’arrêter, car la faire continuer est pire que de l’arrêter”, cet amour est lui-même la source de son propre désancrage.
Ce serait plus facile de faire ça pour toi si je croyais que d’une façon ou d’une autre, tu serais encore là pour bénéficier de ce geste qui me coûte tant. Je le fais pour toi, pour qu’il n’y ait plus de toi. Et ça, ça a quelque chose de paradoxal que je n’arrive juste pas à concevoir. Pourtant, c’est ce qui va se passer. Lundi, ou mardi. J’ai commencé les démarches. Et juste là, je suis inconsolable.
Un jour de cauchemar recouvert de neige
Mon très vieux chat, si frêle et doux
Le temps des adieux, à moins d’un miracle
Il y en a eu des miracles, mais cette fois je n’y crois plus
Ton vieux corps sur le fil, à l’aube de tes vingt ans
Ton corps qui dit “je ne peux plus”
Et mes larmes qui coulent sur ta fourrure et dans des mouchoirs
Tes vielles pattes qui ne veulent plus te porter
Le ronron que j’ai entendu il y encore quelques jours
Eteint
Impossible à rallumer
J’essaie d’imaginer un lendemain sans toi
Je ne veux pas, mais tu ne peux plus
Il est venu le jour de cauchemar
Faut-il encore se battre?
Il faut bien mourir de quelque chose
Le premier jour de vraie neige
Un hiver que tu ne passeras pas
Un printemps que tu ne verras pas
Mon très vieux chat, compagnon de toutes mes nuits
Ma boîte à ronron, quand elle fonctionnait encore
Mon chasseur de souris, voleurs d’oeufs de pigeon
Tiens, cela fait bien longtemps que tu n’as plus appelé le service d’étage
Tu vois, mine de rien, au fil du temps
Le lent déclin qu’on perçoit à peine
Inéluctable, un mot usé comme ton pauvre corps
Le bout d’une vie longue comme ces lignes
Que j’alimente encore et encore
Pour ne pas en voir la fin
Pour ne pas te dire adieu.
Jusqu’ici, j’ai eu la “chance” d’endormir mes chats dans des situations où il n’y avait pas photo, pour abréger une agonie claire.
J’ai réalisé il y a très peu de temps – avant toutefois que Quintus ne dégringole – que ma plus grande peur par rapport à sa mort n’était pas tant la mort elle-même (ça toutefois la mort avec toute sa charrette d’enjeux) mais l’idée que je risque de prendre la décision irrémédiable alors qu’il aurait encore eu une chance de s’en tirer.
Je ne compte plus le nombre de fois où on a pensé que c’était cuit pour lui, et où contre toute attente il a remonté la pente. La mort, c’est final. Et toutes ces fois, j’aurais pu décider que c’était “fini”. En janvier, il a fait une insuffisance rénale aiguë. Quasi une semaine sous perf chez le véto. Le “dernier” jour, celui dont on avait dit “si c’est pas mieux là, c’est cuit”, on a vu une lueur d’amélioration. On lui a donné un jour de plus. On est en décembre. Il aura eu presque un an de vie, de petit vieux, certes, mais avec des caresses des ronrons, des siestes et des étirements confortables…
A un jour près il n’aurait pas eu cette presque-année.
J’essaie de me réconcilier avec l’idée que je ne peux pas garantir que ma décision de mettre fin à ses jours sera “le bon moment”. Ce soir, il est plus serein, sa température est stable. Mais il est très faible, ne mange et ne boit pas par lui-même, n’arrive pas à aller à sa caisse, se déplace à peine.
Clairement une vie comme ça, ça ne va pas. Mais pendant qu’il est comme ça, on essaie de lui donner une chance: réhydratation, nourriture à la seringue, le réchauffer, médicament pour aider le transit à repartir. Mais on fait ça combien de temps?
J’ai trouvé une vétérinaire qui pourrait venir faire une euthanasie à domicile demain après-midi. On a dit qu’on faisait le point demain matin.
Si ça empire, la décision est facile. Si rien ne change, je pense aussi que les choses sont claires. J’ai congé dimanche et lundi, mais je reprends le travail mardi, donc à partir de ce moment-là ça me sera impossible de m’occuper de lui d’aussi près, et le mettre encore x jours en box chez le vétérinaire sous perf, pour si peu de chances d’une issue favorable, je ne crois pas que ce soit juste pour lui.
Mais si – et c’est ce que je crains – il y a une légère amélioration? S’il maintient sa température, s’il donne un coup de langue à la seringue quand je lui donne à manger, s’il tient un peu mieux sur ses pattes? Faut-il continuer à lui donner une chance, ou bien se dire que même s’il remonte un peu la pente, les chances qu’il puisse retrouver sa qualité de vie d’avant et être assez autonome sont trop faibles?
Je ne vous demande pas de répondre à ces questions. Mais ce sont celles que je me pose, celles qui m’empêchent de dormir, et qui, disons-le, me torturent un peu.
J’ai peur de prendre la décision “trop tôt”, de le priver d’un bout de vie qu’il serait capable d’avoir et qui en vaudrait la peine.
Et j’ai du mal à me résoudre à accepter de prendre ce risque.
Viennent aussi les considérations “pratiques”. C’est dur de devoir prendre ça en compte. Je suis prise à plein temps (travail et formation) de mardi à dimanche. D’une certaine façon, il “vaut mieux”, pour moi et probablement pour lui, que tout s’arrête demain, ici, dans une relative sérénité, que risquer de partir dans une semaine avec des hospits, ou alors une dernière journée ou deux à la maison dans des conditions encore plus dégradées qu’aujourd’hui, et sans que je sois avec lui.
36.1: la fin des haricots. La température de ton corps après trois heures de mon sommeil. Tu t’es couché au fond du couloir, sur le parquet – boudant ou ne retrouvant pas tes tapis chauffants. Ton corps est au bout, tu es au bout, et moi aussi je suis au bout de ce que je peux faire pour t’aider. Hier après-midi, ta température était stable. Mais il suffit que je ne veille pas pour qu’elle dégringole. Tu dépends des bouillottes et du tapis chauffant, et moi je ne peux pas t’empêcher de le quitter. Alors oui, je peux te remplir de nourriture et d’eau, encore quelques heures, encore quelques jours, mais ton organisme a posé les plaques. 20 ans, presque 20 ans, juste pas 20 ans. Ça reste une vie de chat extrêmement longue. Et depuis plusieurs années, tu es malade, mine de rien. Plutôt trois ou quatre fois qu’une. Alors on peut pardonner – je dois pardonner – à ton corps de ne plus pouvoir. Il a été bien vaillant jusqu’ici, mais tout le monde a ses limites, y compris toi.
Je ne suis pas sûre de croire que “tu sais”, que tu “n’as plus envie”. Je pense plutôt qu’il y a ce que tu peux et ne peux plus, qu’il y a le mal-être et le bien-être. Je ne crois pas que tu essaies de me dire quoi que ce soit; je sais que tu es, tout simplement. Peu importe au final ce qui fait que tu ne reviens pas là où tu te réchaufferais, que ta température dégringole, que ton appétit s’est fait la malle. Ce qui compte, c’est que c’est comme ça, et que même en faisant “ce qu’il faut” pour te réchauffer, pour te soutenir, pour te nourrir, rien n’y fait. C’est important pour moi, ça, de savoir que j’ai fait “ce qu’il faut”, que je n’ai pas baissé les bras trop tôt. Si j’étais du genre à baisser les bras trop tôt je t’aurais perdu il y a des années. On aurait raté encore un joli bout de chemin ensemble – et quoi qu’en pensent certains, il l’était aussi pour toi.
On n’a qu’une vie, et quand elle s’arrête, c’est terminé. Pour toujours. C’est ça que je crois. Alors il m’importe d’être là jusqu’au bout, de ne pas rendre les armes alors qu’il en reste, de la vie à être vécue, de la vie qui ait un sens. Ne pas souffrir est important, mais à ne regarder que la souffrance (physique généralement), qui peut être temporaire, et à ériger l’absence de celle-ci en valeur suprême, je crois que l’on se fourvoie. A l’extrême, la vie étant inextricable d’une certaine dose de souffrance (ou même “étant souffrance”, quand on traduit maladroitement le bouddhisme dans nos langues d’Occident), on en viendrait à une posture un peu simpliste de négation pure et simple de la vie. Pas de vie, pas de souffrance. On voit bien que ce n’est pas satisfaisant.
A la question de la souffrance, je préfère celle du sens, à laquelle on peut subordonner la première. Ainsi, la souffrance et la tolérance de celle-ci est à évaluer à l’aune du sens dans laquelle elle s’insert. On peut souffrir de façon transitoire, car cette souffrance “a un sens” dans une vision plus globale. On peut accepter une certaine dose de souffrance même chronique dans une vie, parce que cette vie a un sens au-delà de cette souffrance. Le problème n’est pas la souffrance en tant que tel, mais son intensité, sa durabilité, et son contexte.
La question du sens n’est pas sans ses propres écueils nihilistes, bien entendu. Mais à l’échelle d’une vie, face à la mort, je trouve qu’elle tient encore la route.
Et là, mon très vieux chat, le sens est en train de nous échapper, avec sa copine l’espoir. Ton état n’évolue pas. Le maintenir stable demande un travail impossible à fournir sur le long terme, pour une qualité de vie qui n’est pas acceptable.
Je pense que demain sera le jour. “Demain”… je veux dire aujourd’hui, plus tard, après la nuit.
J’attends demain. Après une nuit où tout semblait clair, le matin a apporté un faible ronron, une tête qui réagit aux caresses, des coups de langue dans le bol de patée offerte, une longue séance de boisson à la fontaine, et même un pipi dans la caisse cet après-midi. Globalement, il est aussi plus confortable dans sa position.
C’est extrêmement difficile: les chances qu’il soit suffisamment bien demain restent faibles. Aussi, je suis épuisée, éreintée des ascenseurs émotionnels, fatiguée du souci constant et de la mort à l’horizon depuis des années.
Contrairement à d’autres personnes qui ont la hantise d’attendre un jour trop tard, la mienne est d’agir trop tôt. On aurait pu faire ça cet après-midi. Mais j’aurais trop douté: aurait-il fallu lui laisser encore un jour pour montrer de quoi il était capable?
Au fond, je pense que ça ne changera pas grand-chose. Demain sera comme aujourd’hui. Mais il y a une petite chance que ce soit plus clair, soit dans un sens, soit dans l’autre. Une petite chance que je puisse être plus sereine. 24h aussi encore pour se dire au revoir, dans des conditions pas trop mauvaises. Pour passer 5 minutes au soleil sur le balcon, enveloppé avec une bouillotte dans un plaid.
Ce dont j’ai le plus peur, paradoxalement, c’est que demain il aille “trop bien”. Car autant je ne veux pas couper court à sa vie si elle a encore du temps en elle, autant je serai soulagée que tout ceci soit derrière, malgré tout mon amour pour ce chat qui m’accompagne depuis bientôt 9 ans.
Je me permets ce sursis parce qu’il est relativement serein. Parce qu’aujourd’hui est mieux qu’hier, cet après-midi mieux que ce matin. Je sais que je ne fais que repousser l’inévitable. Egoistement, j’en viens presque à espérer que son état se dégrade nettement. Mais il y a tout à parier que demain ne clarifie rien, que je me retrouve avec un chat affaibli, mais qui mange, boit, va à sa caisse, ronronne et apprécie mes caresses. C’est une situation qui n’a pas de bonne solution.
Alors aujourd’hui je nous offre le luxe de juste vivre ensemble la fin de cette journée, sans trop penser à demain.