Les yeux de mes collègues [fr]

En novembre, j’ai commencé un nouveau travail. Masque sur le nez toute la journée. J’ai donc vécu l’étrange expérience de faire connaissance de mes collègues sans voir une bonne partie de leur visage.

Eh bien, c’est pas évident. Ça m’a vraiment fait prendre conscience de la quantité de connexion qui passe par nos expressions faciales. Oui, on voit des choses dans les yeux, mais c’est tellement plus pauvre qu’avoir accès à l’ensemble.

Au cours de quelques moments où on a pu interagir sans masques, après des semaines de communication non-verbale appauvrie, j’ai senti l’atmosphère entre nous changer.

J’ai aussi découvert que le bas du visage de mes collègues ne ressemblait pas du tout à ce que je projetais derrière leurs masques. Quel est ce visage paradigmatique avec lequel on comble ce qui nous est inaccessible? J’aurais voulu savoir dessiner pour tenter de le montrer. Est-ce qu’on met le même visage sur tout le monde. Est-ce notre visage, notre repère, qu’on dessine sous les masques d’autrui? C’est très étrange en tous cas, de ne pas reconnaître la personne quand le masque tombe. Le visage perçu qui change, c’est aussi la personnalité perçue qui change. Un plus d’humanité.

Je suis loin d’être étrangère à l’expérience de faire connaissance de quelqu’un sans voir son visage. De devoir réconcilier une image physique de l’autre construite avec sa réalité. Mais quand on communique uniquement par écrit ou par voix, sans se voir du tout, on sait être dans un médium appauvri, et notre façon de nous exprimer et d’interagir en tient compte.

Notre écrit interactif, ces 20 dernières années, s’est enrichi de tout un lexique non verbal pour compenser l’absence de retour visuel et même auditif. Le téléphone, on connaît depuis longtemps, et on adapte tous inconsciemment notre façon de nous exprimer et de gérer l’interaction quand on est au bout du fil.

Mais en présence physique, j’ai le sentiment qu’on a un peu tendance à vouloir communiquer et interagir comme si de rien n’était. C’est pas volontaire, bien sûr. Mais du coup, ça nous projette dans un environnement social plutôt froid, rempli d’yeux avec lesquels on se fixe, scrutant des indices de ce qui pourrait se passer sous le masque. Et au final, ça revient à être entouré de gens à l’expression neutre et vide. Limite, qui tirent la gueule. C’est pas idéal pour créer des bons liens.

En tant que malentendante, naviguer dans ce genre d’environnement apporte des challenges supplémentaires. Alors que d’habitude, surtout depuis que je suis appareillée, je fonctionne plutôt bien, en demandant peut-être de temps en temps de bien vouloir répéter ceci ou cela, avec les masques c’est la catastrophe. Je suis beaucoup plus handicapée que d’habitude. Ça aussi, ça n’aide pas à créer des bons liens, quand on rate parfois la moitié de ce que l’autre dit.

Evidemment, je demande aux gens de répéter, de venir plus près, j’explique, et tout le monde fait des efforts, mais à plus forte raison sans retour non verbal (l’air interrogatif quand on ne comprend pas, qui nous fait nous interrompre et nous demander ce qui peut bien se passer) ces efforts ont tendance à disparaître rapidement. Pas par mauvaise volonté, mais simplement par retour à l’habituel. Et devoir mettre de l’énergie chaque jour à rappeler mon handicap, que j’ai le privilège de pouvoir la plupart du temps passer sous silence, j’avoue que ça me coûte.

Je me réjouis du jour où la situation sanitaire nous permettra à nouveau d’interagir à visage découvert, de se rapprocher à une distance d’interaction confortable pour moi, où mon travail actuel n’existera plus.

Incident malentendant [fr]

La surdité est la plupart du temps invisible (“malentendance” serait plus correct mais moche). On voit les lunettes, mais pas les appareils auditifs. Tout à l’heure au centre de biométrie et des documents d’identité, le gentil fonctionnaire m’envoie dans la cabine photo-empreintes, puis me donne des instructions depuis derrière son guichet.

Je ne le vois pas. Je ne l’entends pas très bien. Je stresse, j’ai peur de mal comprendre ce qu’il me dit. La première photo, je regarde à gauche, parce que j’ai pas retenu “regardez droit devant vous” et que je tendais l’oreille pour voir s’il me disait quelque chose, et quand je tends l’oreille, je regarde à droite et à gauche, visiblement.

Sur la deuxième photo, j’ai la pire tronche de repris de justice, parce qu’en plus du look “photo d’identité biométrique” je suis stressée et concentrée.

Je ruminais sur cette histoire en rentrant, et j’ai réalisé un truc: j’ai toujours peur de mal comprendre les consignes ou instructions quand il y en a. C’est vraiment un truc qui me stresse. Si on me demande de faire un truc, je dois avoir 100% compris ce qu’on attend de moi. Peut-être que ce n’est pas juste un truc d’angoissée, mais aussi un truc de malentendante-pas-appareillée-durant-ses-tendres-années-formatrices?

Histoires d'oreilles [fr]

[en] Sharing my hearing and hearing aid story -- and opening a francophone facebook group for people who don't hear that well, whether with or without hearing aids.

L’autre soir, comme souvent dans des situations acoustiquement difficiles, je parle de mes oreilles et de mes appareils. En face de moi, le hasard veut qu’il y ait deux personnes à l’ouïe “pas top”. On a donc parlé longtemps, et j’ai raconté toute mon histoire.

J’ai toujours été un peu sourde. C’est familial. Mon frère aussi. Mon père aussi, probablement. Bref, dans la famille on est durs de la feuille.

Première tentative d’appareillage quand j’avais 14 ans. Fin des années huitante, gros appareils “intra” couleur chair qui se voyaient bien, inconfortables, réglage pour mon gain “idéal” très probablement, filles de la classe qui se fichent de moi: j’essaie deux jours puis ils vont finir leur vie dans leur boîte.

Je m’en sors très bien sans. Je sais que j’entends “pas très bien” et je le dis — mais je me rends compte aujourd’hui que je n’avais aucune idée à quel point j’étais sourde. Il a fallu que mon frère fasse le pas d’un appareillage, qu’il me parle un peu du processus et de la différence que ça faisait pour lui, de “bien entendre”, pour que j’y pense à nouveau. Aussi, je commence à me rendre compte dans mes activités professionnelles que mon ouïe m’handicape. Je n’entends souvent pas les questions des étudiants ou du public quand je donne une conférence. Je dois faire répéter. Ça devient un peu lassant.

Il me faudra encore quelques années pour passer à l’action. Je trouve le côté geek des appareils auditifs et accessoires fascinant. Je pose des questions à mon audioprothésiste dont il doit chercher la réponse. Ça lui change du quotidien…

Mes appareils sont roses. Ils sont derrière l’oreille, assez petits pour ne pas être très visibles (enfin quasi invisible sauf quand je relève mes cheveux, ce que je ne fais pas normalement car ils sont courts). Le micro est dans l’oreille, avec un embout “ouvert” plus confortable que le moulage fermé que j’ai quand même testé. Un “compromis”, dit mon audioprothésiste (parce que la qualité audio est censée être meilleure avec le moulage), mais je peux vivre avec ça.

Ils ont deux micros chacun et ils communiquent entre eux. Ça leur permet de savoir d’où vient le son et d’introduire cette variable dans la façon dont ils le traitent, de répercuter dans mes oreilles les décalages qu’on entendrait normalement et qui nous permettent de localiser un son.

J’ai choisi la taille “pas mini-mini” pour avoir un bouton “programme”. J’ai quatre programmes différents: un normal, un pour environnements bruyants, un pour les situations calmes avec légère suramplification, et un “silence” pour quand je suis dans le train avec les gosses qui crient à côté 😉

Il y a des tas de choses à raconter sur mon aventure auditive: comment ça a changé ma vie, comment se passe l’adaptation, comment on minimise toujours l’importance de sa surdité (“j’entends pas bien mais c’est pas si grave, je m’en sors sans appareils”), le look des appareils en 2013 (et leur taille!), les situations “impossibles” comme les restaurants, l’absence de communauté de hackers dans ce domaine (on a besoin de nos appareils, et à 6500 balles la paire on va pas s’amuser à les démonter “pour voir”), les anti-larsens, l’habituation, les acouphènes…

Bref, de quoi écrire une bonne demi-douzaines d’articles de blog, ou d’ouvrir un groupe facebook — ce que j’ai fait.

Pour le moment c’est un groupe secret, mais je pense que ce sera pour finir un groupe fermé: contenu inaccessible aux non-membres, mais listing des membres et descriptif du groupe visibles. Si ça vous intéresse de rejoindre le groupe pour partager vos histoires d’oreilles (avec ou sans appareils) ou écouter celles des autres, faites-moi signe et je vous y invite!

3e #back2blog challenge (1/10), avec: Brigitte Djajasasmita (@bibiweb), Baudouin Van Humbeeck (@somebaudy), Mlle Cassis (@mlle_cassis), Luca Palli (@lpalli), Yann Kerveno (@justaboutvelo), Annemarie Fuschetto (@libellula_free), Ewan Spence (@ewan), Kantu (@kantutita), Jean-François Genoud (@jfgpro), Michelle Carrupt (@cmic), Sally O’Brien (@swissingaround), Adam Tinworth (@adders), Mathieu Laferrière (@mlaferriere), Graham Holliday (@noodlepie), Denis Dogvopoliy (@dennydov), Christine Cavalier (@purplecar), Emmanuel Clément (@emmanuelc), Xavier Bertschy (@xavier83). Follow #back2blog.

On s'habitue [fr]

[en] A few words on habituation and hearing aids.

billet rédigé à Trigance, le 2 août 2012

On a une capacité incroyable à s’habituer. J’y pense maintenant, alors qu’après une journée sans appareils auditifs (je faisais de la randonnée en montagne, toute seule), je range mes cheveux derrière mon oreille après les avoir remis. “Scritchhhh scrtichhh!” — le bruit maintenant familier de mes cheveux qui frottent sur le micro. Ça ne me choque plus. C’est normal. Je suis habituée.

En avril, lorsque je me suis retrouvée pour la première fois avec des appareils sur les oreilles (la tentative avortée de mon adolescence était “intra” ;-)), j’ai été immédiatement horrifiée par le bruit ambiant. Le bruit de mes vêtements, mes cheveux quand je tournais la tête, ma respiration, et surtout, quand j’essayais de ranger une mèche derrière l’oreille.

Heureusement, mon audioprothésiste ne m’a pas laissée longtemps avec ce réglage “optimal selon le fabricant” et a réduit de 8 décibels (!) mon amplification. Assez pour que j’entende mieux que sans appareils, et assez peu pour ne pas être trop gênée par le bruit de fond du monde (et le bruit de fonctionnement de l’appareil).

Si vous m’aviez demandé ce jour-là si j’imaginais un jour pouvoir tolérer ce bruit, je vous aurais probablement répondu “non”. (Bon, j’admets que sachant ce que je sais sur l’habituation, j’aurais probablement concédé que ça faisait partie du possible, même si je peinais à l’imaginer.)

Aujourd’hui, 5 décibels de plus qu’en avril (et un changement de modèle, la gamme d’au-dessus — bobo le porte-monnaie), ces bruits de frottement ne m’incommodent pas. Ni même le bruit de fonctionnement de l’appareil, auquel vraiment j’imaginais ne jamais pouvoir m’habituer, et qui à ma stupéfaction m’est même agréable — quand je l’entends: lorsque je mets mes appareils le matin, et lorsque je suis dans un environnement très silencieux.

Je m’habitue aussi à entendre mieux. Marrant, ça. Il y a des gens dans mon entourage avec qui j’avais une communication très limitée, et je me rends compte maintenant que c’est parce que je les comprenais très mal. J’ai maintenant pris l’habitude de pouvoir interagir confortablement avec elles.

Une catégorie de personnes avec qui c’est flagrant, ce sont les enfants. Je soupçonne que les adultes s’adaptent (peut-être sans s’en rendre compte) au fait que j’entends mal, mais que les enfants ne sont pas vraiment (encore) équipés pour le faire. Ils ne réalisent pas que j’entends mal. Ils parlent doucement, sans me regarder, sans avoir mon attention. Ce sont des enfants. Eh bien depuis que j’ai des appareils, j’ai réalisé que j’interagissais beaucoup plus avec des enfants (connus ou inconnus). La seule explication que je vois, c’est que je suis maintenant en mesure de les comprendre suffisamment pour avoir des échanges significatifs.

Si j’oublie de mettre mes appareils, je me retrouve soudainement dans des interactions où les paroles de l’autre atteignent mon cerveau sous forme de choucroute inintelligible. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui “ne va pas”: j’ai oublié de mettre mes oreilles! C’est presque inimaginable pour moi de penser que je me suis débrouillée toutes ces années en entendant si peu. Bref, j’ai complètement perdu l’habitude d’entendre mal (enfin, plus mal que maintenant) et de devoir faire les efforts nécessaires pour compenser. Ça se sent d’ailleurs: si je suis sans appareils, mon cerveau fait la grève — je suis probablement moins performante (moins entraînée!) pour compenser.

On s’habitue donc à la présence de quelque chose: des appareils dans mes oreilles auxquels je ne pense plus, d’avoir un univers sonore élargi, comprenant le bruit du frottement de mes cheveux sur mes micros. Mais on s’habitue aussi à l’absence: absence d’efforts à faire, absence de difficulté. On s’habitue aux choses agréables, et aussi à celles qui le sont moins.

J’ai déjà parlé du rôle de l’habituation dans notre recherche du bonheur: c’est cette formidable capacité de s’adapter qui fait que nos circonstances de vie comptent pour si peu (un misérable 10% dit la recherche!) dans notre bonheur. Nos circonstances de vie? Le travail qu’on a, si l’on vit ou non avec le Prince Charmant, pouvoir s’offrir de super vacances ou la dernière TV écran plat, une jolie voiture, vivre dans la maison de ses rêves… Tout ceci est bien joli, mais on s’y habitue.

Quelques mois ou peut-être un an ou deux après avoir fait l’acquisition du dernier objet de nos convoitises, on l’a intégré à notre vie et on n’y prête plus attention. On s’y est habitué. On se marie, on est sur le petit nuage rose, puis ça devient “normal” et si on n’y prête garde, notre bonheur ne s’en nourrit plus. Dans le cadre du couple, on connaît bien le problème de la “routine”: ce n’est que ça, la fameuse habituation. Pour éviter de s’habituer aux bonnes choses, il y a un effort conscient à faire.

On s’habitue aux bonnes choses, et on peut trouver ça dommage, mais le revers de la médaille, c’est qu’on s’habitue aussi merveilleusement bien aux mauvaises choses. Pourquoi faudrait-il s’habituer aux mauvaises choses? Pour pouvoir continuer à aller de l’avant quand le malheur frappe. Pour ne pas être terrassé par l’adversité. Pour survivre. Des exemples? Il y en a partout. Ce sont les cas où l’on dit que le temps fait son oeuvre. Après la mort de son conjoint ou d’un être cher, la vie reprend un jour le dessus. Lorsque notre corps fonctionne moins bien qu’avant (par accident ou maladie), on finit par s’y habituer. Heureusement! Imaginez si chaque jour était comme le lendemain de celui où le malheur débarque! La vie serait insoutenable!

Tout comme la résistance au changement est une réaction naturelle, celle de s’y habituer l’est aussi. Il faut se donner le temps, et souvent le temps suffit. (J’en conviens que ce n’est pas toujours le cas, mais ce sera le sujet d’un autre article.)

Etre conscient de sa capacité naturelle à s’habituer et lui faire confiance permet d’aborder le changement avec plus de sérénité, lorsque l’on sait que l’on devra l’accepter — ou qu’on le désire. Ce n’est pas très compliqué, et on s’économise beaucoup d’agitation inutile.

A quoi vous êtes-vous habitué?