J’ai envie de te raconter une histoire. Je ne sais pas où elle ira, je suivrai dans ses pas. J’ai croisé un homme qui avait vécu cent ans dans les collines aux couleurs de l’automne, au pied d’un glacier blanc qui touchait presque le ciel. Il m’a raconté les chagrins mais aussi la sagesse, il m’a montré la rivière et les poissons dedans, j’ai touché sa main au cuir épais, je me suis endormie au coin de son feu.
Le matin tout avait disparu, il n’y avait sur ma couche qu’une lettre manuscrite. En la lisant tout est revenu, tous les souvenirs, la peine et les larmes, j’ai pleuré et hurlé dans les collines, crié ma rage et mon désespoir, ce vieux couple usé qu’on convoque encore malgré tout, parce qu’ils sont si bien ensemble, la rage et le désespoir, des mots un peu creux mais on n’a pas mieux pour raconter ce qui nous déchire.
J’ai repris la route car je suis en voyage, et il faut avancer, inexorablement, quoi que dise l’intérieur on met un pied devant l’autre. L’aiguille tourne toujours dans le même sens, sans retour possible, malgré notre désir perpétuel de retrouver notre état “d’avant”. Un troupeau de moutons blancs à la tête noir pâture dans le vert. Le soleil est sorti et la température est douce. Pourquoi cette histoire nous amène-t-elle dans la nature? La nature est ressource, la déesse de nos jours, alors tout mène à elle, me dit la bergère. Oui, elle est là, au milieu des moutons, sans son petit âne gris au sort tragique.
Un voyage, un vieil homme, une bergère, les animaux et les paysages. C’est là que mon histoire nous mène. C’est souvent là, d’ailleurs. On finit rarement dans un sous-sol glauque à jouer au poker, dans une salle de tribunal, ou dans un supermarché. Alors qu’on pourrait, au fond. La vie c’est là aussi, surtout en fait. La vie grouille aussi dans les réseaux, courant après les électrons qui ne se contentent plus d’occuper fils et câbles.
Pourquoi raconter? Pourquoi t’emmener dans les collines, ou dans le sous-sol oppressant d’une partie de poker à l’air enfumé? Parce que nous sommes faits d’histoires, notre vie est histoires, et notre âme aussi. Dans les histoires nous trouvons du sens, la matière première pour mettre un pas devant l’autre entre notre naissance et notre disparition inéluctable.
Alors on fait ça: on commence par essayer de raconter une histoire, et on finit par raconter une histoire d’histoires. Demain je reprendrai mon baluchon, je traverserai une journée entière et tout ce qu’elle contient, et le soir je ferai un feu qui attirera les papillons de nuit, je chanterai peut-être quelques chants avec mes compagnons de route, et je m’endormirai au son des rêves qui s’évaporeront avec l’aube.