Avant que vous vous lanciez avec courage dans le paragraphe ci-dessous, quelques mots de commentaire.
Ricœur fait remarquer la division entre œuvres ayant prétention à la vérité et œuvres de fiction. Je crois que c’est une distinction très importante. On peut flirter avec les limites, certes, mais lorsqu’un genre tente de se faire passer pour l’autre (c’est en général dans le sens fiction -> histoire), il y a malhonnêteté. C’est entre autres ceci qui m’a fait réagir comme je l’ai fait à l’affaire Kaycee Nicole.
Sous cette fracture entre histoire et fiction, il y a cependant une unité sous-jacente: le caractère temporel de l’expérience humaine que l’on peut raconter. Cela semblerait bien confirmer une remarque que je faisais cet été en Inde, concernant le fait que l’on raconte facilement ses mésaventures, mais plus difficilement ses moments de bonheur – justement parce que les premières s’inscrivent dans le temps et font une bonne matière à récit.
[…]Au cours du développement des cultures dont nous sommes héritiers, l’acte de raconter n’a cessé de se ramifier dans des genres littéraires de plus en plus spécifiés. Cette fragmentation pose aux philosophes un problème majeur, en raison de la dichotomie majeure qui partage le champ narratif et qui oppose massivement, d’une part, les récits qui ont une prétention à la vérité comparable à celle des discours descriptifs à l’œuvre dans les sciences — disons l’histoire et les genres littéraires connexes de la biographie et de l’autobiographie — et, d’autre part, les récits de fiction, tels que l’épopée, le drame, la nouvelle, le roman, pour ne rien dire des modes narratifs qui emploient un autre médium que le langage: le film par exemple, éventuellement la peinture et d’autres arts plastiques. A l’encontre de ce morcellement sans fin, je fais l’hypothèse qu’il existe une unité fonctionnelle entre les multiples modes et genres narratifs. Mon hypothèse de base est à cet égard la suivante: le caractère commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté. Peut-être même tout processus temporel n’est-il reconnu comme tel que dans la mesure où il est racontable d’une manière ou d’une autre. […] En traitant la qualité temporelle de l’expérience comme référent commun de l’histoire et de la fiction, je constitue en problème unique fiction, histoire et temps.
Paul Ricœur, Du texte à l’action (De l’interprétation)
[je souligne]