Delphine, mon amie [fr]

C’était à l’AFVAC en 2022, à Marseille. Audrey nous avait présentées. “Vous habitez les deux Lausanne!” Dans mon souvenir, qui n’est peut-être pas la réalité, on a commencé à parler et on ne s’est plus arrêtées, enfin si quand même, parce qu’il fallait aller assister à telle ou telle conférence ou retrouver telle ou telle personne. Pour moi en tous cas, un coup de foudre et de coeur amical.

On s’est revues après ça, assez vite. Pour discuter, pour skier, pour randonner, pour se voir. On s’appelait, “on fait pas long cette fois, promis”, et six heures après on y était encore.

J’aimais son enthousiasme qui me faisait penser au mien, son énergie, sa curiosité concernant le monde, son amour de la nature et des animaux, son écoute, sa disponibilité et sa bienveillance, son ouverture à se remettre en question, sa capacité à se positionner clairement aussi.

Notre amitié était encore jeune, mais je me réjouissais de la voir grandir et de nous accompagner dans les décennies à venir. Elle comptait pour moi, pas juste parce que Delphine était la belle personne qu’elle était, mais aussi, à titre un peu plus “égoïste”, parce que Delphine et moi partagions beaucoup d’intérêts et de valeurs. Au-delà de la qualité du lien, l’étendue des domaines de la vie qui comptent pour nous et qu’on a en commun avec l’autre jouent un rôle important.

Avec Delphine, j’avais une amie qui comme moi aimait les animaux et le vivant, les sports en plein air, la région dans laquelle nous vivons, ses montagnes et ses lacs, était une féministe engagée (plus que moi probablement d’ailleurs), s’intéressait avec finesse à la santé mentale, de façon générale et aussi plus personnelle, à comment fonctionne notre cerveau et notre société, à l’approche systémique à laquelle je me formais, qui adorait le podcast Meta de choc, avec qui je pouvais “geeker Diabète Félin” et comportement félin, dont le cerveau entrepreneurial et peut-être même hyperactif fourmillait d’idées et de projets, et qui s’arrêtait aussi en randonnée pour regarder les fleurs.

Evidemment qu’il y avait des choses importantes que nous ne partagions pas, je pense par exemple à la musique et la peinture, au fait qu’elle avait un chien et moi un chat. Nos parcours de vie tentaient de panser des blessures différentes, aussi. Mais pour moi, en tous cas, c’était déjà beaucoup.

Delphine faisait également partie des personnes qui arrivaient à être là pour moi, assez spontanément. Pour vous qui me connaissez, vous savez que ce n’est pas rien, ça.

Ma tristesse pleure à tellement d’étages.

La perte d’une jeune femme bourrée de qualités et de ressources, pleine de potentiel qui ne verra jamais le jour. La perte d’une personne qui mettait du soleil dans ma vie juste en état là. La perte d’un lien qui comptait pour moi et en l’absence duquel je me retrouve appauvrie, fragilisée. La perte d’envies et de projets communs qui ne seront jamais réalisés.

Mais c’est aussi le deuil de ce qui peut encore me rester comme illusions qu’il y aurait une justice dans le monde, qu’être entouré, aimé et soutenu devrait être assez pour s’accrocher à la vie, qu’on peut “faire une différence qui fait la différence” dans la vie des gens, que l’on devrait pouvoir percevoir le poids de la souffrance que porte l’autre avec lequel on est en lien, voir à travers les sourires et les paroles solides, qu’on devrait pouvoir “sauver les autres malgré eux”. On ne peut pas. On ne peut pas.

J’ai des regrets. C’est normal les regrets, et avec le temps, il s’agit de les lâcher. Un vieux sage m’a dit un jour “les regrets, c’est utile si ça sert à faire autrement à l’avenir; sinon il faut les laisser”. Mais les émotions et la tête sont parfois en décalage, et comme on le sait, les émotions gagnent toujours.

Le regret le plus présent, bizarrement, mais peut-être pas, en fait, est un regret qui peut sembler très superficiel: c’est que Delphine n’aura jamais rencontré Juju. Elle aurait aimé Juju. Ce regret a du sens, car ce sont les chats qui nous ont rapprochées, et aussi parce qu’elle avait suivi de près l’histoire de Juju, depuis le début jusqu’à maintenant. Elle avait pris du temps avec moi au téléphone, très généreusement, pour me conseiller et me soutenir quand je croulais sous le stress de cette responsabilité imprévue dont je n’avais pas vraiment pris la mesure, que je me torturais à ne pas savoir quelle était la meilleure décision à prendre pour ce chat que j’avais sur les bras. Après tout ça, elle ne l’aura jamais caressé, jamais gratouillé, jamais eu sur les genoux à ronronner. Un chat qui ronronne, c’est une petite chose de la vie, justement de celles auxquelles Delphine était sensible.

J’ai d’autres regrets aussi, évidemment, les randonnées que nous ne ferons pas, de n’avoir pas fait de via ferrata ensemble (alors qu’elle m’avait prêté son matériel en 2023 pour que je m’y remette), de ne pas avoir l’occasion d’accompagner ses progrès à ski, de ne pas voir sa clientèle se développer en Suisse, le bivouac qu’on avait prévu mais que ma santé ne nous a pas permis de faire. On avait évoqué, un peu en l’air, de partir en vacances aux Îles Féroé. Mais plus sérieusement, de partir en vacances ensemble, à l’occasion. Ses projets de vie ont repoussé la concrétisation de projets dans ce sens, et ils resteront à tout jamais à l’état d’idée, dans le giron de cette belle amitié trop courte, en compagnie de toutes ces autres choses auxquelles on avait même pas encore eu le temps de penser.

Je regrette aussi, infiniment, que nous n’ayons pas plus échangé sur un aspect douloureux de nos parcours de vie respectifs, que nous partagions d’une certaine façon, même si nous n’étions pas – la décennie qui nous sépare peut-être – au même endroit par rapport à ça. Je le regrette, et dans mes regrets il y a des “et si je…?”, mais je leur dis à ces “et si”, que dans une relation on est deux, et que si on n’en a pas plus parlé, ce n’est pas tout sur mes épaules. On peut être là pour l’autre, on peut tendre la main, mais on ne contrôle pas plus – et on n’a pas à juger non plus ce qu’a fait ou pas fait l’autre, car nous ne sommes pas en lui, nous n’avons pas toutes les clés, nous ne pouvons pas véritablement “comprendre” ce qui l’anime.

Accepter cette impuissance fait vraiment mal.

Delphine, tu vas énormément me manquer. Tu me manques déjà, tu sais. Ces derniers jours, j’ai voulu t’envoyer mes “trois bonnes choses” de la journée comme nous le faisions ces dernières semaines. Je retourne dans ma tête ces “bonnes choses” que tu as partagées avec moi, qui témoignaient des liens forts et nourrissants dans ta vie, d’un avenir qui se dessinait et se construisait, de moments de vie et de lumière, alors même que peut-être ta décision était déjà prise. J’essaie de réconcilier les deux mais je n’arrive pas. Comment peux-tu me parler de ta voisine qui distribue tes cartes de visite pour te faire connaître le mardi soir, et n’être plus là 24 heures plus tard? Je n’arrive pas. C’est pas possible.

Je me dis que j’aurais dû plus vite te relancer pour te voir, toi qui avais repris contact juste deux semaines avant que tu disparaisses. Mais il n’y avait pas d’urgence, l’urgence était ma convalescence et mon repos, on aurait le temps plus tard. Je me demande vainement si ça aurait pu faire pencher la balance, mais comme je sais si bien le dire aux autres qui se rongent de culpabilité, la réponse est non, ce avec quoi tu te débattais n’était pas dans nos mains.

Mais je suis triste de n’avoir pas de coup de fil plus récent, de rencontre plus récente, qu’on se soit si peu vues ces derniers mois. Je sais que ça n’a pas tenu qu’à moi, mais je suis comme tout le monde, j’ai beau savoir, mes émotions ont le dessus et je pleure. Tu vois, quand j’ai reçu ton message vocal le 17 juin – et je te l’ai dit d’ailleurs – j’ai vu sur ma montre connectée que c’était toi, et ça m’a fait tellement plaisir que j’ai interrompu mon temps de repos pour monter chercher mon téléphone et écouter ton message. Dans ton message, ta proposition de se voir, j’ai entendu que tu repiquais, alors que je comprends maintenant que c’était sûrement plutôt le contraire…

Je ne crois pas au sens dans le monde, ni à la justice de l’univers. Je crois que nous partagions ça, en tous cas en partie. C’est très désécurisant de faire face à ça. J’ai du mal, tu sais, parfois. Et s’il y avait besoin, ton décès vient me conforter dans ce (non-) sens. Non, ce n’est pas juste, pas juste pour toi que ta vie t’ait servi des cartes avec lesquelles tu n’as pas pu gagner, pas juste pour nous qui restons sur le carreau aux prises avec ton absence, toi qui étais présente dans tant de vies et les enrichissais.

Il nous reste à nous frayer à travers la jungle émotionnelle du deuil, dans la peine et la douleur, le mince chemin qui nous permettra de construire du sens. Et ce sens, qui nous accompagnera chacun dans la suite de nos vies, ce sera aussi ainsi que ta mémoire vivra en nous. Des fruits nombreux que ta vie aura portés.

En attendant ce moment, je vais encore pleurer souvent, quand je penserai à toi, quand je caresserai Juju, quand j’irai en randonnée quelque part où nous sommes allées ou où nous aurions pu aller, quand je préparerai ma saison de ski sans pouvoir te proposer de dates pour me rejoindre au chalet, quand je tomberai sur un podcast qui t’aurait intéressé, quand j’aurai envie de partager quelque chose de ma vie avec toi ou de te demander quelque chose, quand je me dirai “tiens, ça fait trop longtemps, faut qu’on se voie…”

Je suis si triste, Delphine. Si triste.

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