Epalinges, 18.06.95
Cette petite histoire a été écrite sous le coup d’une inspiration subite, alors que j’étais supposée préparer mes examens de chimie.
Après un an dans le monde de la science, l’écriture avait commencé à me manquer…
L’Homme marchait, marchait, marchait encore. Ses pieds étaient lourds et sa tête brumeuse.
Il marchait.
Il y avait une raison, il en était certain. Enfin, il y avait eu une raison. Il marchait car aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours marché.
Avec sa tête lourde et ses pieds brumeux, et la conscience que son but était proche. La nuit, le jour et la faim ne pouvaient l’arrêter; il marchait.
L’autre attendait. Il attendait depuis la nuit des temps. Il avait su un jour pourquoi, mais avait à présent oublié. Assis ou debout, fixant l’horizon, le ciel ou bien la terre, il attendait toujours.
La tête vide de tout hormis cette attente, ignorant le sommeil, la peur ou la curiosité, ignorant tout de lui ou des autres Hommes – pour peu qu’ils existent.
Le troisième savait. Il savait l’attente, il savait la marche. Il savait la peur, la faim et le froid. Il savait la connaissance. Il était la connaissance.
Aussi longtemps qu’il s’en souvienne, il avait toujours su.
La marche et l’attente étaient nécessaires. Il savait leur conséquence mais n’avait personne à qui la dire. De toute façon, il lui était interdit de la dire à quiconque.
Alors il se contentait de savoir. Le premier Homme marchait, le deuxième attendait et lui, le troisième, savait. Mais était-il vraiment le troisième? Pourquoi ne serait-il pas deuxième, ou même premier? Le savoir ne venait-il pas avant tout? Car sans le savoir, il n’y avait rien. La marche et l’attente étaient vides de sens et n’avaient pas lieu d’être…
Il serait donc le premier, car il est plus important de savoir que de faire.
L’Aigle voyait. Il voyait le lapin dans la prairie, le chasseur dans la forêt, l’araignée sur sa toile. Il voyait les Hommes.
Il voyait la larme sur la joue de l’enfant.
Il voyait la marche et l’attente, mais ne pouvait voir le savoir. Car le savoir est intérieur et aucun oeil, fût-il celui, perçant, du Grand Aigle, n’est autorisé à le voir.
L’Homme marchait depuis longtemps, il s’en souvenait bien. Un autre, ailleurs, attendait. L’Aigle ne savait pas pourquoi, ni même si les Hommes le savaient. Cela n’était pas sa préoccupation; il voyait.
Il voyait au fil de la pluie et du soleil, la distance entre les hommes qui diminuait inexorablement.
Le moment de la rencontre approchait. L’Aigle ne la redoutait ni ne l’espérait; il n’était pas non plus indifférent.
Il sentait. Il sentait la joie, l’amour, la peur et la haine. Il sentait le monde. Il avait senti l’amour, partout, se transformer à travers les siècles en indifférence, puis en jalousie, haine et tristesse. Il sentait la tristesse et la haine grandir, et avec elles, il sentait la peur. Il savait qu’il n’y avait plus rien au-delà de la peur. Le néant, l’absence, le rien. Et la peur augmentait toujours.
Elle augmentait alors que la distance entre les Hommes diminuait, mais cela, il l’ignorait.
Ce n’était pas à lui de savoir. Les deux Hommes n’existaient pas, il n’y avait que cette peur, née petite il y avait longtemps, et qui avait grandi gentiment, pour être ce qu’elle était devenue.
L’Homme marchait toujours. La pluie, le soleil et l’ignorance ne l’avaient pas arrêté. La brume commençait à s’éclaircir et il voyait le but de sa marche; il y avait un Homme, au loin. Un Homme assis qui regardait dans sa direction.
Une silhouette apparut sur l’horizon. Elle s’était peu à peu approchée, et il sentait que l’attente touchait à sa fin.
L’Homme marchait d’un pas régulier, s’approchant toujours.
Encore plus près.
Puis il s’arrêta.
L’Aigle vit l’Homme immobile pour la première fois. L’autre s’était levé. Il descendit lentement les marches du temple.
L’Aigle vit s’enfuir le soleil et venir les ténèbres; il vit les deux Hommes toujours plus proches, proches à se toucher.
Immobiles comme des statues de marbre noir.
Il poussa un cri perçant et disparut parmi les pics rocheux.
Il savait la rencontre. Il savait la fuite et les ténèbres.
Il sut ensuite l’union dans une gerbe de lumière, et le grondement sourd qui la suivit.
Il savait la désolation et le chaos, le sol qui s’ouvrait sur les flammes infernales des entrailles de la Terre.
Il savait la mort et il savait la fin.
Mais surtout, il savait la cause et la conséquence.
Il ne sentait plus.
Il ne sentait plus car il n’y avait plus rien à sentir, plus personne pour sentir.
Le néant s’immisçait partout.
Il sentait seulement que c’était ainsi et que l’avenir n’était plus.
Lui-même n’était…
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