Aphorismes [en]

J’ai gribouillé ces quelques pages durant une nuit de peu de sommeil il y a quelques années, pour une copine. Son monde était en train de s’écrouler.

Ces aphorismes étaient ma façon d’apporter un peu de soulagement à  sa confusion, et peut-être quelques réponses. Ils étaient aussi l’occasion de lui fournir, sous couvert de mes méditations personnelles, quelques pistes que je ne pouvais lui donner directement.

La suite m’a montré que j’avais vu juste quant à  la nature de sa confusion, même si à  l’époque elle ne l’a jamais avoué – par manque de conscience d’elle-même plus que par mauvaise volonté, j’imagine.

Lausanne, Janvier 1998

Il y a un peu moins de deux ans que mon monde a explosé. J’ai réalisé brusquement que tout ce que je tenais pour réel, tout ce que j’avais investi, ce que j’avais construit, projeté, imaginé, rêvé – tout cela n’était que du carton-pâte. Je vivais hors de la réalité, dans un univers que j’avais inventé – et que la société cautionnait.

Alors je me suis sentie seule, terriblement seule, face à  ce qui m’apparaissait comme une promesse de réalité plus vraie. Et si elle n’était qu’une construction en carton-pâte de plus? Plus de repères, plus de sens, plus rien.

Petit à  petit, tant bien que mal, j’ai découvert un autre monde. Mais je suis plus prudente à  présent. Je sais qu’il peut s’écrouler. Même s’il est plus juste que le précédent, puisqu’il a poussé sur ses décombres, rien ne m’assure qu’il soit absolu.

Je l’investis, je lui trouve un sens, mais je prends un soin particulier à  l’écouter, et à  ne pas faire des châteaux de cartes en tentant de lui extorquer mes désirs.

*

Une rencontre, par hasard. Penser au nombre de conditions à  remplir pour qu’elle ait pu avoir lieu me donne le vertige.

*

Avoir son monde qui éclate, c’est se retrouver seul au fond d’une benne à  ordures, entouré d’asticots blancs qui continueront de se nourrir de détritus afin de devenir de belles mouches bleues bien grasses, mais qui ne verront jamais la lumière du jour.

*

Même si tu as reçu de l’aide

pour construire ton corps et ton esprit,

personne ne peut vivre pour toi.

Tu es le seul occupant de ton espace,

tu es le seul à  te comprendre vraiment.

Tu es seul.

Devant la mort tu seras seul.

Sur la Voie tu ne peux qu’être seul.

*

Le rationalisme encroûté offre une vision de la réalité solide, cohérente et rassurante.

Seul est réel ce qu’il explique et ce qu’il produit.

Et il ne produit rien qui mette en doute sa cohérence.

*

Le Judo n’est pas rationnel.

Le Ippon est une réalité.

*

Ego s’accroche fermement.

Essayons de le convaincre.

Ego s’accroche toujours. Secouons le prunier.

Ego pleure et se plaint. Il faut aller de l’avant.

*

Aimer la fausse personne n’est pas rationnel.

C’est un amour dont la réalité crie d’autant plus qu’on le voudrait délire.

*

Une seule phrase et on se trouve

face à  l’étranger qu’on pensait connaître.

*

L’émotion empêche facilement de penser.

Penser empêche plus difficilement l’émotion.

*

Quand la vie semble avoir perdu son sens, c’est qu’elle est en train d’en construire un.

*

Penser, c’est bien –

      mais ne mène qu’à  une compréhension théorique.

Vivre, c’est dangereux –

      mais mène à  une compréhension vraie.

Il faut penser.

      Puis vient un moment où il faut vivre.

*

On n’a jamais que l’âge de ses hivers.

*

Le plus dur c’est de découvrir qu’on est au fond d’une vallée alors qu’on pensait approcher le sommet de la montagne.

Surtout quand la montagne est encore loin derrière l’horizon.

*

Une fois au sommet de la montagne,

qui viendra m’assurer

qu’il n’y en a pas de plus élevée?

Et une fois au fond de l’abîme…?

*

S’il n’y a pas de sommet, alors on peut grimper éternellement, découvrant une vue toujours plus large, toujours plus belle.

Rien ne force à  redescendre.

*

Si l’homme doit relier le ciel et la terre, il importe qu’il ait les deux pieds fermement posés sur le sol – dans le monde.

S’il était fait pour voler dans les airs il aurait des ailes.

*

L’intention crée des mondes

et met des oeillères.

La Voie détruit les mondes

et troue les oeillères.

*

En suivant une personne

tu risques de t’égarer.

      Elle n’est qu’une personne.

Personne n’est la Voie.

Seule la Voie est la Voie.

*

Si tu crois avoir trouvé ton maître, prends garde.

Aucun homme ne saurait être ton maître.

Ton seul vrai maître est au fond de toi.

Ton seul vrai maître est l’Univers.

*

Si tu me dis qui tu es, je te dirai qui tu es.

Qui suis-je?

*

Personne n’a jamais pu donner la Vérité aux hommes. Ceux qui l’ont trouvée n’ont pu que marquer le chemin à  l’aide de miettes de pain.

*

Si le monde a un sens,

Dieu le connaît certainement.

*

D’où je suis je ne peux pas dire dans quel sens tourne le monde.

C’est tout juste si je peux deviner où il en est.

*

Ce que tu vois du monde n’est que ce que tu vois.

Ta vie n’est que ta façon de vivre le monde.

Le monde se cache.

*

Tu crois toucher le monde mais ce n’est que du rêve.

– Où est le monde?

– Qu’est-ce que toucher?

*

Ce qui la rend amoureuse c’est

ce qu’elle espère vivre avec lui.

*

Ma liberté est dans ce que je fais

de ce qu’on me donne.

*

Si je décide d’aimer, ai-je choisi ce désir qui a fait germer mon amour?

*

La recherche du sens est un sens provisoire.

S’il y a un sens, on peut le trouver.

S’il n’y en a pas, on peut le créer.

*

Perdre un être cher, c’est une porte qui s’ouvre – même si sur le moment c’est un monde qui s’effondre.

*

La symbiose n’est pas viable car elle force à  être incomplet. Un être complet

ne peut avoir que des relations.

La symbiose est réductrice: 1+1=1; A+B=ab.

La relation enrichit: 1+1=3; A+B=A+B+AB.

*

Partir, c’est risquer de ne pas revenir.

Partir, c’est risquer d’être absent quand on aurait voulu être là .

Partir, c’est risquer de n’avoir plus personne auprès de qui revenir.

Rester, c’est risquer de ne pas vieillir.

*

Rien.

Un mur.

Une porte.

Une serrure.

Une clé.

            La lumière.

                        Plus rien.

*

Le jour où je n’aurai plus peur de mourir…

Comment le savoir pour sûr, avant de mourir?

*

Pour apprendre à  lire il faut lire.

Pour apprendre à  parler il faut parler.

Pour apprendre à  vivre il faut vivre.

Pour apprendre à  mourir il faut mourir.

*

Personne n’a jamais appris une langue en lisant le dictionnaire.

*

Savoir se frustrer est la clé de la liberté.

*

L’amour de l’autre est une ancre.

Dans la liberté il y a l’amour.

*

Si le plafond est trop bas, perces-y un trou.

S’il est trop épais, cherche la porte.

*

Je vois chaque nouveau monde s’émietter avec plus de sérénité et d’angoisse que tous les précédents.

*

Plus on a brisé de mondes,

plus on en fait des solides,

et moins on leur fait confiance.

*

Le temps est un élastique, chacun le sait.

Quand on tire trop fort dessus on se le prend sur le nez.

*

Etre perdu, c’est simplement ne pas savoir où l’on est, où l’on va, qui on est…

On est toujours quelque part, on est toujours quelqu’un – sinon personne ne serait perdu.

*

Un sens, oui! mais caméléon…

*

Il n’y a qu’une seule désaliénation finale. Les autres ne font que nous mener de chimère en chimère. Toutefois chaque chimère est un peu plus réelle que la précédente.

*

La contradiction n’est souvent qu’évidente.

La trivialité n’est parfois qu’apparente.

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