Aujourd’hui je me sens vide plutôt que triste, mais quand je plonge mon regard dans ce vide, je vois qu’il est encore rempli de larmes qui ne veulent pas sortir. Ah, mon petit deuil de chat. A l’échelle des drames de la vie, ça paraît bien mineur. Mais à l’échelle de la peine dans mon coeur, c’est clairement majeur. On ne fait pas de concours de peine. Chacun la sienne ou les siennes, la peine c’est la peine. On doit vivre avec.

Vivre avec l’absence, l’absence irrémédiable. Je n’y pense plus trop, à vrai dire, mais dessous, la peine est là, et je me traine, dans mes jours, mes nuits aussi parfois. Mes semaines et mes mois et mon absence de chat. J’aimerais ne plus avoir de peine. J’aimerais qu’il y ait de la place dans mon coeur pour Erica, mais je vois bien que c’est trop tôt, et ça me fait double peine, du coup. J’aimerais pouvoir penser à mon drôle de chat gris et blanc avec tendresse et sans fondre en larmes, sans vouloir si fort son retour qui n’aura jamais lieu.

Ce qui reste de lui est un tas de cendres dans une petite boîte au pied de mon lit. Le poids de son petit corps doux et chaud au coin de mes pieds dans le lit me manque. Son regard vif et plein d’intention quand il me regardait. Sa manière presque nerveuse de faire sa toilette. Ses bonds à travers le jardin pour répondre à mon appel. Ses postures improbables, son vendre si doux et blanc, ses pattes fines, sa truffe rose qui passait de pastel à fraise tagada. Son intérêt pour tout ce qui se passait autour de lui. Lui, quoi. Tounsi me manque. En sourdine, la plupart du temps.
J’en suis là: au fond, je refuse toujours d’accepter sa mort. Ça viendra, un jour, ce sentiment d’être en paix avec les choses contre lesquelles on ne peut rien. Le temps, les larmes. Mais je suis pressée car j’en ai marre d’avoir mal, et être pressé, ça ne fait pas avancer.
N’en déplaise à certains, je vois le deuil comme quelque chose à travers lequel on avance. On accepte de plus en plus. Et en acceptant plus, la douleur s’atténue. L’absence reste, le manque aussi, et la tristesse, mais la vie reprend. Et là, à force de vouloir m’arracher, j’ai l’impression de m’enliser dans les limbes. A chacun sa façon d’avancer. Et de deuil en deuil, le chemin varie.

A la mort de Tounsi, je croyais savoir où j’allais. J’avais déjà perdu Bagha, ce qui m’avait semblé insurmontable. Et je l’avais surmonté. Mais là, je ne sais pas trop où je suis. Ai-je oublié? Ai-je pris ma peine trop à la légère, alors même que j’essayais de lui donner sa place? Est-ce que simplement, chaque chat, chaque relation, chaque séparation étant unique, il faut à chaque fois se frayer une voie nouvelle vers la sérénité?
Je n’avais pas d’impatience après la mort de Bagha. Je crois, au contraire, que j’avais explicitement décidé de me donner le temps. Le temps d’être bien dans ma vie sans chat, je disais. Je voulais que ça prenne du temps.

Aujourd’hui, c’est moins simple. Il y a mon vieux Quintus, toujours, et Erica qui s’est retrouvée parachutée ici, à un moment que ni elle ni moi n’avons choisi. Ce n’était pas le bon moment, pour plein de raisons, mais c’était le sien. Alors elle est là. Il y a Fripouille, aussi, qui vient en pension pendant les vacances de sa maîtresse.
Ma vie sans Tounsi ne ressemble en rien à ma vie sans Bagha. Je prendrai le temps qu’il faudra pour être triste. Pour accepter, peut-être, un jour, que j’ai dû tenir dans mes bras mon drôle de chat gris et blanc et le regarder mourir.
