Bombay (train local), 22 Août 01
Je me sens bien à Pune. C’est difficile de décrire pourquoi – de mettre le doigt sur ce que j’apprécie. Comment décrire une atmosphère? C’est une sorte de qualité d’être-là . Ce qui m’amène à Pune, c’est plus que les magasins et même les gens. C’est la ville et sa vie, aussi dans ce qu’elle a de dur, de laid et de malodorant. Oui, on peut aimer ce qui est
pénible – je me rends compte que c’est quelque chose que beaucoup de gens ont du mal à saisir.
La nouvelle autoroute qui mène à Bombay est magnifique. Trois voies, tarmac (presque) lisse, et absence quasi-totale de trafic. Elle est payante, que croyez-vous. Au milieu d’un tunnel, j’aurais presque pu me sentir en europe.
Sa principale étrangeté réside dans la nature des panneaux qui la jalonnent: “Piétons et chars à boeufs interdits”, “Interdiction de s’arrêter sur l’autoroute”, etc. Nous avons cependant croisé quelques chiens, un petit troupeau de vaches, et bon nombre de piétons (les
travailleurs de la route?)
J’aimerais prendre une photo de ce train bondé dans lequel je suis assise, mais je n’ose pas. Le fait que je sois en train d’écrire me vaut encore plus d’attention que celle que j’attire simplement en étant là – mais au moins comme ça, je ne m’en rends pas compte. Une jolie petite fille vêtue d’une robe rose vient de passer les dix dernières minutes,
fascinée, à regarder mon stylo courir sur le papier.
Sortir un appareil de photo maintenant est tout simplement impensable. C’est bête, je sais bien que je vais le regretter, plus tard, quand je repenserai à ma collection de “photos pas prises” – mais je ne peux pas le faire.
Les gens ont une façon de me regarder qui me déstabilise. Dans notre culture, il est impoli de dévisager autrui ouvertement. Ici, point de ça. On m’observe, sans gêne et sans discontinuer, la bouche ouverte parfois. Je croise des regards qui ne se détournent pas, qui ne semblent même pas enregistrer le fait qu’un autre être humain les regarde à leur tour. Il y
a une modalité de regard qui objective l’autre, le transformant en cheveu sur la soupe. C’est ce regard-là qu’on m’assène le plus souvent. C’est celui-là qui m’empêche de sortir mon appareil de photo – et au fond, c’est aussi le regard du photographe, qui fait qu’on se gêne devant
l’objectif.
Sur un banc, quatre personnes. Trois s’y tiennent comfortablement, mais à quatre, c’est hanche contre hanche, et le dernier n’a qu’une moitié de siège pour y poser une fesse douloureuse.
Nous ne sommes que trois sur mon banc. Shinde s’est assis un instant puis s’est relevé, trop incomfortable. Il y a des gens debout dans le couloir; je pourrais me presser contre mon voisin de droite et faire une petite place. Mais il fait chaud et humide, j’ai faim et je n’ai pas envie de me trouver coincée entre deux hommes susceptibles de me regarder comme
une bête curieuse. Je profite donc égoistement de mon statut de femme étrangère et je garde ma place, le nez obstinément plongé dans mon écriture.
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